Henri Maldiney, dans l’atelier du phénoménologue

Parmi les grands, il fut sans doute le plus discret. Mais son œuvre est sûrement l’une des plus complexes et surtout, des plus originales. Avec l’ouverture du fonds Henri Maldiney (1912-2013), il est possible désormais de découvrir le travail silencieux et inégalé qui a permi la gestation de l’une des philosophies les plus stimulantes du XXe siècle. Le fonds conserve les traces d’une patiente et foisonnante production qui s’étend depuis la fin des années 1930 jusqu’à la moitié des années 2000. Entre les tapuscrits de l’œuvre publiée, les brouillons et les enregistrements sonores, une place capitale est réservée aux manuscrits et aux versions préparatoires de cours et d’interventions diverses, auxquels s’ajoutent de précieuses fiches de lecture, d’étonnants carnets de notes et une correspondance intellectuelle non moins éclairante.

Le chercheur, prêtant sa casquette à l’archiviste, se trouvera rapidement pris de vertige : pour identifier les outils accrochés au-dessus de l’établi, il surprend dans les dossiers plus ou moins épais, des matériaux parfois tellement hétéroclites et difficilement datables que la reconstitution du puzzle confine à une tâche impossible. Relues, annotées ou commentées, les moutures d’un seul texte reçoivent souvent plus d’un traitement : coupées et collées à d’autres feuillets, ces pages se greffent aussi sur différentes versions d’un article, tiré lui-même d’un cours en plan ou servant en même temps de support pour une conférence. Les documents se prêtant réciproquement la main, se croisent jusqu’à se confondre.

Cela n’empêche pas d’apercevoir, comme sur des planches avant assemblage, les efforts d’une pensée sans autre obstination que celle qui meut ses interrogations propres, sans doute hautement spécialisées, mais dont la portée excède largement le champ où elles prennent naissance. À cet égard, pénétrer dans l’atelier de Maldiney, là où le squelette de sa philosophie a pris chair, est l’occasion de peser sur le balancier qui ramène de l’une à l’autre l’unité de ces deux faces, tantôt successives, tantôt juxtaposées. Et c’est à retrouver cette unité organique qui, sur certains points du moins, serait susceptible d’infléchir la réception de l’œuvre, que devraient servir le classement des archives ainsi que leur organisation thématique et chronologique que nous avons effectués. Maintenant que toutes les conditions sont réunies pour appréhender son œuvre dans sa totalité, et devant l’étendue et l’intérêt de la masse considérable et inexploitée d’inédits dont nous disposons, nous avons désormais la nécessité, et le devoir, de travailler à une édition scientifique de ses Œuvres complètes. Voilà ce qu’il reste à faire.

Adnen Jdey
Chargé de recherches en esthétique et philosophie contemporaine – F.R.S.-FNRS. Institut Catholique de Louvain