Dès lors que la révolution eut lieu en Russie sous le signe du marxisme, tout en elle se résuma à cet « isme », et toutes les théories de l'émancipation se virent reliées dialectiquement à l'existence de l'URSS, donc à une société dont les intellectuels classaient l'utopie au rang des fictions aliénantes. L'utopie fut ainsi reléguée soit dans le grenier aux chimères, soit renvoyée dans le domaine du pré-marxisme. Loin d'être libéré du marxisme qui l'emprisonnait dans la toile tissée par tous les penseurs d'un Parti autoproclamé détenteur de la conscience de classe, Marx s'est dissout dans le marxisme, et, en ce sens, l'idéologie a joué son rôle réducteur. La destruction ou l'épanouissement des éléments qui font vivre l'utopie se rapporte toujours à l'existence d'une classe qui permet de concevoir sur une base nouvelle l'organisation de la société. L'utopie apparaît alors avec le visage de cette classe, et ses défenseurs en dessinent les traits. Mais une fois refoulée l'utopie révolutionnaire née avant le marxisme et ses théoriciens, que reste-t-il aux intellectuels héritiers du marxisme-léninisme pour redonner visage et vie à la société pour laquelle on appelle à la lutte ? L'utopie a pris une double dimension critique, elle est revenue parmi nous, et en éveil d'avenir alors que le marxisme-léninisme, dont on pouvait croire qu'il avait réussi à refouler, voire à occulter, toutes les questions gênantes sur le socialisme a perdu non seulement son hégémonie sur la culture, mais son rôle de surveillance de la pensée.
Tout était alors à redécouvrir et il convient de mesurer à cette aune la création, en 1974, de la collection « Critique de la politique » qui est un acte de reconquête intellectuelle. Elle s'inscrit en effet dans un ensemble d'idées cohérent, une reconstitution de pratiques de la politique avec une mise en perspective historique et une vue radicale d'auteurs jusqu'alors relégués. Revenaient à la vie les auteurs oubliés, retournaient à leur place tous ceux que le marxisme avait placés en avant pour occuper l'espace.
Louis Janover
