Aller au contenu
Recherche
Archives

Léon Chertok, portrait
par Tobie Nathan

Connu pour ses travaux sur l’hypnose qu’il n’a cessé de pratiquer comme psychothérapeute tout en menant une réflexion à son sujet, Léon Chertok a essuyé de nombreuses et vives critiques de la part des psychanalystes. Tobie Nathan nous offre un portrait sensible du psychiatre et de son combat contre
la « pensée convenue ».

Léon Chertok

Tobie Nathan est professeur émérite (université Paris-VIII) et écrivain.

Il était né en Lituanie. Il en était fier. Il connaissait la réputation des Juifs de là-bas, les Litvaks, d’être de grands intellectuels, des sages, comme le Gaon de Vilna (1720-1797) ou Emmanuel Levinas (1906-1995) — Vilna qu’on appelait jusqu’à la seconde guerre mondiale : « La Jérusalem du Nord ». Il était polyglotte, comme beaucoup. Ses langues maternelles étaient le russe et le yiddish, mais il a fait ses études en allemand, sans doute aussi en tchèque. En français, il avait gardé un bel accent russe qui lui donnait des airs d’aristocrate. Aristocrate, il en avait l’allure, élégant, raffiné, rieur, semblant détaché des contingences.

S’il fallait définir Léon Chertok (1911-1991) d’un mot, ce serait assurément le courage. Juif, débarqué en France en 1939, découvrant la langue et le pays pourtant, il s’est engagé avec ferveur dans la résistance. Il a été un membre actif du célèbre réseau d’espionnage russe « L’Orchestre rouge » — là, on l'appelait Le Docteur1. Militant dans la section juive des FTP-MOI, il a sauvé des enfants dans les réseaux de l’OSE, il a transmis des documents sensibles, organisé des planques… C’était un félin, réussissant les épreuves les plus difficiles comme s’il s’amusait. Léon, Lev, Liova, « le lion » — un guerrier !

Après guerre, il achève ses études de psychiatrie tout en entreprenant une psychanalyse avec Jacques Lacan (de 1948 à 1954). J’avoue ne pas comprendre comment ces deux-là ont réussi à s’entendre — lui, sensible, passionné, pragmatique, tout en questions, l’autre théorique, péremptoire, qui incarnait la figure du maître. En 1949, alors qu’il était sur le divan de Lacan, une patiente est venue bouleverser sa vie. Madeleine était âgée de 34 ans, mariée et mère d’une fillette. Elle se prétendait pourtant célibataire et seulement âgée de 22 ans. Où donc avaient disparu les 12 années manquantes de sa vie ? Chertok lui a demandé de s’allonger, de se détendre et de fixer les deux doigts qu’il brandissait sous ses yeux. Sous hypnose, Madeleine retrouva les 12 années perdues et en conserva le souvenir après son réveil 2. Voilà le fait brut qui l’a fracturé au tout début de sa carrière et définitivement constitué en tant que chercheur. Il avait immédiatement senti qu’il y avait là un roc, incontournable, de ceux que l’on trouve à l’origine d’une science complexe. Mais Chertok n’était ni un croyant ni un gourou. Il n’est pas allé rejoindre une chapelle et n’a pas fondé de secte. Il a gardé cette pépite, comme une question, au sens talmudique du terme, qui lui permettait d’interroger le monde ; un outil avec lequel il démontait l’arrogance des savants. Et Dieu sait s’il l’a fait !

En ces temps, l’hypnose rejetée par Freud, qui l’avait pourtant pratiquée à ses débuts, était honnie par les psychanalystes et les psychiatres. Léon Chertok a réhabilité sa pratique, l’a transmise, l’a défendue contre vents et marées3. Il ne prétendait pourtant pas savoir ce qu’elle était. Il répétait inlassablement qu’il s’agissait d’un fait qu’aucune théorie connue ne parvenait à réduire. Sans relâche, il invitait des chercheurs de disciplines voisines à discuter avec lui : le psychologue Didier Michaux, les philosophes Mikkel Borg-Jakobsen, Isabelle Stengers4, des ethnologues, des biologistes…
Aujourd’hui, alors que ces querelles d’école sont presque éteintes, tout le monde admet que l’hypnose est une thérapie parmi les plus importantes. Pourtant, comme l’annonçait Léon Chertok, on ne sait toujours pas en quoi consiste précisément l’état hypnotique, qu’on appelle parfois « état de conscience modifiée » ou tout simplement « transe ». L’hypnose fut son combat le plus long, comme chacun de ses combats, contre la pensée convenue, et comme chaque fois, il l’a gagné !


  1. Gilles Perrault, L’Orchestre rouge, Paris, Fayard, 1967. Léon Chertok, Isabelle Stengers, Didier Gille, Mémoires d’un hérétique. Paris, La Découverte, 1990.
  2. Léon Chertok, Isabelle Stengers, L’hypnose, blessure narcissique, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 1999, p. 5-6.
  3. Léon Chertok, Résurgence de l'hypnose : une bataille de deux cents ans, Paris,
    Desclée De Brouwer, 1984.
  4. Léon Chertok, Isabelle Stengers, Le Cœur et la Raison : l'hypnose en question de Lavoisier à Lacan, Paris, Payot, 1989.

Article paru dans Les Carnets de l'Imec #11, au printemps 2019