Aller au contenu
Recherche
Archives

Les guides de voyage
par Hélène Morlier

Les guides de voyage

Hélène Morlier est ingénieur d'études au CNRS. Elle est l'auteur de la bibliographie des guides Joanne et de plusieurs articles sur les guides de voyage.

L’abbaye Ardenne n’est pas un lieu neutre. Les fées y règnent en maitresses et les philtres qu’elles préparent ont une efficacité jamais démentie. Il est impossible d’y échapper. Il faut donc savoir que le lecteur subit un envoûtement qui l’attachera à l’abbaye avec laquelle il entretiendra des liens affectifs forts et indéfectibles.

Le charme agit immédiatement quand, depuis la route, on aperçoit la silhouette de l’abbaye se profiler sur le ciel. Pourtant, elle n’appartient pas encore au nouvel arrivant qui n’a pas exploré ses mille et un recoins, son potager fleuri et surtout sa merveilleuse salle de lecture. Puis, peu à peu, grâce à la gentillesse de chacun, on se sent chez soi, presqu’au milieu d’amis, dans une sorte de grande maison de famille où les uns passent et d’autres reviennent, où l’on se retrouve avec plaisir, continuant la conversation entamée quelques mois, voire des années auparavant, si bien que les lecteurs charmés se sentent toujours un peu orphelins le vendredi soir quand il faut regagner la gare.

Pourtant c’est un endroit où l’on travaille intensément durant les quatre jours d’ouverture. Quatre journées d’enfermement volontaire dans cette sublime salle de lecture que, le premier émerveillement passé, on ne prend plus guère le temps de regarder, car il faut essayer de voir tous les documents demandés, décrypter des écritures presqu’illisibles, engranger le plus possible dans son ordinateur et réfléchir en même temps à la sélection de textes à opérer sans avoir le regret d’avoir laissé de côté des informations qui pourraient ensuite manquer.

Ces journées de forçats ne sont envisageables que dans ce cadre enchanté : l’éternelle  gentillesse de l’accueil, l’amabilité constante des bibliothécaires qui aident le malheureux lecteur, souvent dans un état proche de l’hébétude, et dispensent leurs judicieux conseils, ainsi que la remise en forme par les déjeuners et diners gastronomiques sont autant d’atouts essentiels de l’abbaye. On oublie le dur labeur de la journée, et l’on est prêt à recommencer dès le lendemain matin.

Si les archives des plus grands noms de la littérature, des sciences humaines et de l’édition ont trouvé ici une magnifique demeure, d’autres sont plus obscurs et il ne tient qu’au lecteur d’aller débusquer dans des « papiers (un peu) poussiéreux » des histoires de vies.

Je me souviens du moment où j’ai vu la signature d’un de mes héros (Adolphe Joanne) apposée au bas d’un contrat manuscrit qui allait faire d’un rédacteur de guides de voyages modérément connu, le directeur de la prestigieuse collection des Guides-Joanne, rivaux des Baedeker et ancêtres des guides Bleus. Je l’imaginais tenant la plume, sans doute conscient que ce moment changeait définitivement sa destinée.

L’histoire d’un autre héros (Emile Isambert), brillant médecin et voyageur érudit, se lit entre les lignes de son contrat pour la rédaction de son Guide de l’Orient (paru 1861) puis de celui de son collaborateur chargé de terminer les feuilles sur la Terre Sainte après son décès prématuré. On apprend ensuite les prénoms de ses enfants quand sa veuve vient retirer les sommes qui lui restaient dues par la Librairie Hachette.

Que de destins sont cachés dans les contrats, maintes fois répétés par des copistes parfois fatigués, entre la célèbre maison Hachette et ses auteurs dont on découvre des bribes  de la vie privée. Quelques grands centres d’intérêt ou modes du XIXe siècle transparaissent à travers ces conventions avec des auteurs aussi connus que Maxime Du Camp et la comtesse de Ségur, où d’autres, un peu oubliés, comme Edmond About et Louis Enault, qui publièrent  leurs romans et récits de voyage chez cet éditeur. Les adresses renseignent aussi sur leur vie : Ponson du Terrail habitait à l’angle de la rue Vivienne et du boulevard Montmartre dont il fréquentait les cafés et on l’imagine terminant un épisode de Rocambole en terrasse. D’autres indiquaient  la  profession risquée d’« explorateur » dans le contrat qui leur permettrait de publier les récits de leurs découvertes et de tirer un revenu de leurs exploits. La condition des femmes apparaît à travers les formulations des contrats où les auteures, comme Jeanne Dieulafoy qui avait voyagé et fouillé en Perse, signent leurs contrats en présence de  leur mari supposé « assister et autoriser » leur épouse.

Les entrailles de l’Imec renferment aussi la collection des guides Joanne et Bleus, souvent annotée, véritable outil de travail des responsables de la collection d’Adolphe Joanne et de son fils Paul, puis des directeurs suivants comme Marcel Monmarché qui présida à la destinée des guides Bleus. Les innombrables documents reliés en gros registres qui compilent les publicités, les catalogues récapitulatifs des publications, les faire-part de décès et les vibrants hommages posthumes, les inventaires divers à la Prévert, souvent manuscrits, les listes de noms d’employés dont Emile Zola (qui travaillé au service de la publicité en 1862), les albums de photographies des employés donnent le vertige au chercheur le plus motivé, mais font revivre à la fois une entreprise, des auteurs ou de modestes commis et leur époque.

Un jour de printemps, l’aventure de l’exposition consacrée aux guides de voyage publiés par Hachette a commencé : trois mois pour monter « Suivez le guide » avec une équipe aussi efficace que sympathique. L’énorme travail documentaire et synthétique à effectuer si peu de temps a été rendu possible par la bonne humeur et les compétences de chacun : les idées fusaient et étaient reçues avec bienveillance, puis appliquées. C’est un très beau souvenir de travail d’équipe pour un résultat réussi. L’exposition était vraiment esthétique (et intéressante) avec ses grands kakemonos qui rythmaient la grange aux dimes de cartes et de panoramas invitant au voyage dans le temps et dans l’espace.

L’enchantement de l’Imec apparaît sous des formes multiples : l’abbaye offre discrètement des possibilités variées de mise en valeur des recherches, des pistes de réflexion, l’opportunité de parler de ses propres travaux et donc de les présenter de manière simple, des idées parfois insoupçonnées, des contextes toujours fructueux qui surgissent grâce aux échanges qui s’effectuent le plus naturellement du monde dans ce lieu où tous vivent sous son charme.

Finalement, le plus triste serait d’avoir terminé sa recherche et de ne plus avoir l’occasion de revenir. Heureusement, la richesse du fonds Hachette me met à l’abri d’un tel désastre.

Hélène Morlier