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L’armoire magique d’Alfredo Arias, rêveur des deux rives
par René de Ceccatty
Metteur en scène, comédien et dramaturge, Alfredo Arias est une des figures majeures des « Argentins de Paris ». Son ami et complice René de Ceccatty retrace ici une carrière flamboyante dont les archives, telles une malle aux trésors, reflètent la diversité et l’originalité.
René de Ceccatty est romancier, dramaturge, éditeur, traducteur de l’italien et du japonais.
Né en 1944 sur l’autre hémisphère, Alfredo Arias s’est, comme bien des Argentins, tourné vers l’Europe, mais l’élève militaire qu’il était adolescent n’imaginait sans doute pas que c’est à Paris qu’il développerait son goût pour les arts. Fuyant une famille où il se sentait peu aimé, il affirme rapidement la singularité de ses choix de vie en les liant à l’esthétique baroque, à la dérision, à l’enchantement, à la provocation, à la fascination pour des destins extraordinaires, mais aussi pour la poésie de la pauvreté.
Tout d’abord plasticien, lié à un groupe d’artistes dissidents, réunis à l’Alliance Française de Buenos Aires, puis à l’Instituto Di Tella, il s’oriente parallèlement vers la création théâtrale. Ses positions politiques le contraignent rapidement à penser à l’exil. Et ce sont des galeristes, qui, après un passage par l’Amérique centrale et New York, puis Rome, le convaincront de présenter ses premières créations à Paris en 1969. Il a déjà eu le temps de se construire une culture pop, où la bande dessinée transfigurée par les peintres, la littérature gothique réinventée, le music-hall, les légendes hollywoodiennes se mêlent aux fantômes de Borges, de Bram Stoker, d’Eva Peron et bientôt de Balzac.
Le cinéma, tous genres mélangés, du mélodrame flamboyant américain au film noir argentin, de l’austérité énigmatique japonaise au néoréalisme italien, est un modèle auquel son théâtre aspire et qu’il regardera toujours d’un coin envieux de l’œil. Il rendra mille hommages, dans ses créations, à des films vus dans son enfance. Les actrices bien sûr, de Joan Crawford à Marlene Dietrich, y ont la part belle. Il a réalisé deux longs métrages (Fuegos et Bella Vista), et travaille en ce moment à un film expérimental tourné en Argentine.
Souvent attachée à une idée de luxe, de paillettes, d’excès, son inspiration aime aussi les chemins plus sobres, plus secrets, obéissant à une véritable mathématique des déplacements dépouillés. Si Copi a été son premier complice, ce qui lui a valu des déboires spectaculaires avec la police secrète déléguée en France par les militaires argentins, lors de la création d’Eva Peron au théâtre de l’Épée de bois à Paris, il va s’entourer de multiples autres amis, comédiens, écrivains, musiciens qu’il entraîne dans ses fêtes imaginaires. Et son Argentine italianisée peu à peu rencontre une France intellectuelle qui va de Marguerite Duras à Jean Genet, celui-ci était venu proposer à la troupe TSE de jouer dans son projet de film, La nuit venue. Il leur demeurera fidèle par plusieurs créations mémorables. Envoûté par le thème des travestis, Alfredo Arias incarnera en scène Madame dans Les Bonnes, et le pape dans Elle. De même il s’attribuera le rôle-titre de Madame de Sade de Mishima. Et c’est à deux transsexuels, l’un imaginaire, l’autre réel, qu’il devra ses créations les plus plébiscitées : Concha Bonita et Hermafrodita (sa création la plus récente, datant de janvier 2020, en partie inspirée de Michel Foucault et d’Oscar Panizza). Alfredo Arias a réparti de manière égale sa passion théâtrale dans les domaines de l’opéra, de la comédie musicale, du répertoire classique, tout en suscitant la collaboration d’écrivains (parmi lesquels Chantal Thomas, Gilles Leroy ou moi-même), de musiciens (Carlos d’Alessio, Astor Piazzolla…), de scénographes (Roberto Platé, Lila De Nobili…), de costumiers (Maurizio Millenotti, Françoise Tournafond…), de chanteurs (Haydée Alba, Catherine Ringer…), de danseurs (Pablo Veron) et bien sûr de comédiens (outre les fidèles de sa troupe comme Facundo et Marucha Bo, Zobeida, Marilù Marini, on peut citer Delphine Seyrig, Samy Frey, Isabelle Adjani, Catherine Hiegel, Aurore Clément, Claudia Cardinale, Arielle Dombasle). À côté de ses propres pièces dont l’autobiographie n’est jamais absente, il a raconté dans deux livres (Folies-Fantômes : mémoires imaginaires et L’écriture retrouvée) son cheminement de créateur à travers la fantasmagorie des autres et la sienne, en soulignant toujours l’importance de l’amitié et de l’échange, de l’insolence et du rire, dans le dur et délicieux parcours de l’artiste.
Bien des spectacles auront marqué les mémoires théâtrales et musicales : pour certains, ce seront les Peines de cœur d’une chatte anglaise, inspirée par les dessins de Grandville, pour d’autres la revue Luxe, pour d’autres encore la mise en scène des Indes galantes à Aix-en-Provence, Mortadela où il évoquait son enfance, ainsi que ses créations profondément argentines comme Tatouage, Cinelandia ou Déshonorée, où il dessine un tableau saisissant de son pays, ébranlé par mille batailles entre un pouvoir arbitraire et une irrésistible volonté de liberté et d’humour décapant.
Refusant d’être enfermé dans un genre et d’être captif d’un rôle institutionnel, il n’a pas craint de circuler entre toutes les formes, de la Scala de Milan aux petites salles du Théâtre Essaion, d’un cabaret de luxe à Miami à la scène du Châtelet, d’un théâtre Off-Broadway de New York à la Cour d’honneur du palais des Papes, du Théâtre de Chaillot ou de la Comédie-Française à l’intimiste Théâtre de la Tempête, transportant ses images et ses musiques dans le quartier populaire de la Boca à Buenos Aires, au théâtre Malibran de Venise, à l’Opéra-Bastille, au théâtre de la Zarzuela à Madrid, sous les derniers feux poétiques des Folies-Bergère, partout où l’on réclamait un rêveur prêt à partager ses folies légères ou mélancoliques.
Si l’originalité conduit souvent à la solitude, la carrière d’Alfredo Arias apporte un démenti : soutenu par son compagnon américain Larry Hager, entouré de collaborateurs auxquels il revient fidèlement, il ne conçoit pas de création sans une communauté d’amis artistes. Il les suit et les pousse dans leurs aspirations les plus fantasques, qui le séduisent. Et, en retour, il les emporte dans son univers. Peu d’archives ressembleront plus que les siennes à une malle aux jouets ou à une armoire magique, débordant de déguisements et de masques.
Article paru dans Les Carnets de l'Imec #13-14, à l'automne 2020