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Anthropologie de la voix acousmatique
par Ekaterina Odé

La source invisible de la voix acousmatique au cinéma a été traitée de façon très singulière par Edgar Morin dans sa réflexion sur le septième art. Ekaterina Odé, seconde lauréate de la bourse Imec/Crédit coopératif 2018, évoque son projet de recherche autour des archives du philosophe.

Ekaterina Odé, Camera obscura dans une chambre de l’abbaye d’Ardenne, 2018.
Ekaterina Odé, Camera obscura dans une chambre de l’abbaye d’Ardenne, 2018.

Ekaterina Odé est diplômée de l’université d’État de Saint-Petersbourg, doctorante en Études cinématographiques et philosophie (ENS, SACRe, PSL).

Un Autre me parle. J’entends sa voix sans savoir d’où elle vient. Ne suis-je pas en train de la produire dans ma tête ? Ou pire : même si je l’ai entendu par mon oreille, le propos s’est déjà transformé en pensée. À quel moment de l’écoute la voix de l’autre deviendra-t-elle ma pensée à moi ? L’est-elle dès le début, car j’en saisis le sens ? Ah non : le sujet n’est pas moi. Le sujet, par exemple, pourrait être un personnage matricide parlant avec sa mère assassinée, comme dans Psychose d’Alfred Hitchcock.

Pour Edgar Morin, le cinéma reprend la fonction des ombres dans la caverne préhistorique* : il libère l’imagination et l’inconscient, il les met au service du développement de l’être humain en tant que sujet, mais sujet « doué de déraison ». La voix « invisible » advient au stade où l’homme se projette sur les ombres. À partir de ces premières interrogations, à partir d’auto-identifications et d’une altérité avec les voix et les ombres se développera la culture de la fiction.

Le concept de voix acousmatique – la voix sans source visible – n’est pas seulement un terme cinématographique. Chez les pythagoriciens, la pratique de l’écoute acousmatique pendant cinq ans (Pythagore restant caché derrière un rideau) précède nécessairement la formation philosophique. Pourquoi ce concept, présent à l’origine de la philosophie, revient-il en usage au XXe siècle avec le cinéma ? La voix « caverneuse » dont parle Edgar Morin serait-elle une première expression de la voix acousmatique ?

La source invisible de la voix acousmatique au cinéma a été traitée de façon très singulière par Edgar Morin dans sa réflexion sur le septième art. Ekaterina Odé, seconde lauréate de la bourse Imec/Crédit coopératif 2018, évoque son projet de recherche autour des archives du philosophe.

Le mythe de la caverne – métaphore de la connaissance – chez Platon constitue d’ailleurs un héritage pythagoricien. La notion apparaît chez les pythagoriciens quand pratiques artistiques, religieuses, politiques et théories scientifiques sont encore mêlées. Par exemple, on pratique la musique chaque jour, comme les exercices de géométrie, les prières, ou comme l’on suit un régime alimentaire, etc. D’autre part, chez les pythagoriciens, une femme peut diriger l’institution philosophique (et donc politique). Ce mélange fit l’objet d’une critique – portée par Aristote qui introduisit des cadres disciplinaires et définit les arts et les sciences. On peut se demander si cette division n’a pas empêché la science ultérieure de reconnaître les découvertes pythagoriciennes (la théorie héliocentrique de l’univers, par exemple). Ainsi, la notion de la voix acousmatique ne reviendra au vocabulaire de la science que 2000 ans plus tard, avec la révolution copernicienne. Elle ne devient concept qu’avec la pensée complexe sur les médias (Michel Chion, Pierre Schaeffer).

Or, le retour à l’interdisciplinarité qu’effectuent Pierre Schaeffer, Edgar Morin, Chris Marker, Jean Rouch et d’autres intellectuels des années 1960 en France, fait apparaître un « paradigme perdu » de l’être humain en tant que sujet « doué de déraison ». Ainsi, l’histoire du concept ouvre des champs problématiques et des ruptures dans la continuité de la science et de l’histoire culturelle que le cinéma vient peut-être combler aujourd’hui.

Ekaterina Odé

Lire « Tu parles donc je suis »L’anthropologie des médias chez Edgar Morin et Pierre Schaeffer d'Ekaterina Odé


  • Edgar Morin, Le Cinéma ou l’homme imaginaire. Essai d’anthropologie, Paris, Les Éditions de Minuit, 1956.

Article paru dans Les Carnets de l'Imec #10, à l'automne 2018