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Lire pour être libre
par Jacques Cantier
Recourir à la clandestinité, contourner la censure, entrer en résistance, autant de stratégies que les auteurs, les éditeurs et les lecteurs ont adoptées jusqu’à l’ébullition culturelle qui suivra la Libération. Auteur d’une « histoire totale » de la lecture sous l’Occupation, Jacques Cantier nous livre ses réflexions sur le pouvoir de résistance du livre, source d’évasion très largement partagée depuis la Première Guerre mondiale.
Jacques Cantier est historien, professeur à l’université de Toulouse-Jean Jaurès
et enseignant à l’Institut d’études politiques de Toulouse. Auteur de Lire sous L’Occupation, CNRS éditions, 2019.
Votre livre constitue une enquête approfondie sur la lecture pendant les années noires. Quelle était la place du livre sous l’Occupation ?
L’effort des pédagogues républicains pour installer la lecture au cœur de la culture nationale, la valorisation de l’image du grand écrivain, la familiarité nouvelle nouée avec l’écrit au cours de la Grande Guerre avaient placé le livre au cœur d’un écosystème irriguant, de façon certes inégale, la quasi-totalité de la société française. Face au
traumatisme extraordinaire provoqué par l’effondrement sans précédent de 1940, la plasticité de cet objet culturel va donner toute sa mesure. Facile à transporter, il permet aussi bien l’isolement que le partage. La variété infinie de son contenu lui permet de soutenir aussi bien le désir d’évasion d’un quotidien éprouvant que la volonté de se confronter aux défis de l’heure. Il offre ainsi la promesse de grands espaces, d’aventures au long cours, d’énigmes policières ou de romances sentimentales. Il est dans le même temps au cœur des inventaires d’un patrimoine culturel à revisiter au lendemain du désastre pour entreprendre une reconstruction collective.
L’exposition Liberté, j’écris ton nom… présentée par l’Imec revient sur le rôle des écrivains dans la Résistance. Comment était–il possible de résister par l’écrit ?
Au début de l’Occupation, des tentatives de résistance à ciel ouvert apparaissent dans certaines revues littéraires de la période : Fontaine, Confluences, Messages… S’efforçant de contourner la censure allemande ou vichyste, cette littérature de contrebande procède par allusion ou métaphore afin de contribuer, suivant la formule d’Aragon, à « faire naître les idées interdites à partir des paroles autorisées ». Les limites de cette pratique vont entraîner le recours à la clandestinité avec la création de revues proches du parti communiste, comme La Pensée libre de Georges Politzer, ou reflétant la diversité des familles intellectuelles de la résistance comme Les Lettres françaises – le premier numéro sort en septembre 1942 et le tirage s’élève à près de 12 000 exemplaires à la veille de la Libération. Les Éditions de Minuit, lancées par Pierre de Lescure et Vercors, contribuent également à la création d’une bibliothèque de l’ombre. À la Libération, vingt-quatre titres, poésie, nouvelles et essais, composent le catalogue de cette maison clandestine. Produits hors des circuits officiels, les livres sont envoyés à des lecteurs de confiance chargés d’assurer leur diffusion sous le manteau ou déposés dans quelques librairies amies comme celle de José Corti. On trouve une trace de cette circulation lorsque Alfred Fabre-Luce s’irrite dans son Journal de la France du succès de l’édition clandestine du roman Nuits sans lune de Steinbeck. Les revues de la Résistance rendent compte de ces publications et s’efforcent de promouvoir un art de lire clandestin constituant un contre-feu à la littérature officielle.
Comment le monde du livre se réorganise-t-il au moment de la Libération ? Quelle place occupent les écrivains résistants dans la mémoire nationale ?
À la Libération le Comité d’organisation du livre de Vichy laisse la place à un office professionnel chargé de gérer les difficultés matérielles de l’heure, avant le retour au système du marché en septembre 1946. Une épuration corporative et judiciaire se met en place : la vision très socialisée de la littérature en France amène ici à demander des comptes aux écrivains et éditeurs compromis dans la collaboration. Les Éditions de Minuit sortent de la clandestinité et commencent une deuxième carrière qui s’est poursuivie jusqu’à nos jours. Les écrivains résistants continuent à occuper une place importante dans la mémoire nationale. Le poème d’Éluard est devenu un classique. Certains textes d’Aragon mis en musique par Jean Ferrat ou Léo Ferré ont touché un large public. Le Silence de la mer de Vercors continue à parler à mes étudiants. Pour que cette mémoire soit vivace, il faut qu’elle reste toutefois objet d’histoire. Des figures sont ainsi à redécouvrir comme celle de Jacques Lusseyran dont on a réédité récemment les beaux livres, Et la lumière fut et Le monde commence aujourd’hui, ou celle de Jean Lescure dont l’Imec avait publié les mémoires, Poésie et liberté.
Article paru dans Les Carnets de l'Imec #11, au printemps 2019