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Jean-Louis Chrétien
La parole blessée

Les archives du philosophe et poète Jean-Louis Chrétien viennent de rejoindre les collections
de l’Imec. Jérôme Laurent évoque ici la trajectoire de son ami, auteur notamment de Fragilité (Minuit, 2017) et de « La parole blessée »[^1]. Un colloque en hommage à Jean-Louis Chrétien est en préparation, il devrait se tenir à la fin 2021 à la Sorbonne, à l’Institut catholique de Paris et à l’Imec.

Jean-Louis Chrétien La parole blessée

Le 28 juin 2019, à l’âge de 66 ans, Jean-Louis Chrétien est mort à Paris, ville qu’il ne quittait que pour aller à Dieppe pendant l’été. Ses voyages, c’est par la pensée qu’il les fit dans la plaine de la vérité dont parle Platon, cette plaine éclairée par l’Idée du beau et où les choses se font voir chacune dans leur lumière singulière. Parcourir cette plaine en tous sens lui fut rendu possible par d’immenses lectures — en trois langues principalement, le français, bien sûr, dont il fut un amoureux digne de Malherbe, nous reprenant dès qu’une faute, même minime, avait blessé son oreille, l’allemand pour la philosophie et la théologie, l’anglais pour l’histoire et la littérature dont il dévorait littéralement des centaines de pages chaque semaine. Mais lire n’allait pas sans une patiente méditation.

De 1979 à 2019, une trentaine d’ouvrage paraissent dont six recueils de poésie. Chrétien fut en effet « poète et philosophe », la conjonction indiquant ici plus qu’une juxtaposition, car c’est une même exigence qui habite ces deux sortes d’écrits, celle de voir et de faire voir l’incarnation de la parole par quoi, comme il notait dans un entretien paru dans la revue Nunc (n° 8, 2005, p. 40), l’homme est « au sens strict du mot porte-parole ». L’exigence de faire voir est ce par quoi la phénoménologie (et au premier chef celle de Heidegger) s’est imposée à Chrétien comme méthode philosophique. Il fut aussi « philosophe et théologien », proposant des analyses magistrales d’histoire de la philosophie (aussi bien sur Platon, Plotin, saint Augustin que sur Malebranche ou Kierkegaard) et des écrits que l’on peut dire relever de la spiritualité (pensons par exemple à L’Intelligence du feu, à Sous le regard de la Bible ou à Pour reprendre et perdre haleine, publiés respectivement en 2003, 2008 et 2009). Si la face pleine d’ombre de la finitude a retenu l’attention de Chrétien (« il s’agit de penser la perte, la blessure, la passivité, comme aussi bien l’oubli ou la fatigue [^2] »), il a su tout aussi bien éclairer « la face dérobée des mots [^3] » et méditer cette « joie spacieuse » qui donne son titre à son essai « sur la dilatation » (Minuit, 2007).

Dans tous ses livres, c’est la question des possibilités et des modalités de la réponse que l’homme peut apporter à l’appel du monde, à l’appel de Dieu, selon les différentes dimensions de l’existence, qui est en jeu. La parole pour lui n’est pas un système de signes autonomes dont la signification serait pleinement maîtrisée par une subjectivité constituante du sens : c’est un langage animé par le souffle de la respiration cosmique chère à Claudel, c’est une parole responsable de ses promesses.

Jérôme Laurent
Professeur de philosophie à l’université de Caen Normandie.


  1. Titre d’une étude de 1992, « La parole blessée » dans Phénoménologie et Théologie, Paris, Le Centurion, 1992, p. 41-78.
  2. « Rétrospection » dans L’Inoubliable et l’Inespéré [1991], Paris, Desclée de Brouwer, 2000, p. 178.
  3. Joies escarpées, Paris, Obsidiane, 2001, p. 65.

    Jean-Louis Chrétien. Feuillet du manuscrit de sa thèse : Herméneutique de l’obliquité dans le néoplatonisme et le christianisme antiques, février 1979. Archives Jean-Louis Chrétien/Imec.