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Jean-Loup Rivière, exposer la question
Dramaturge, essayiste et critique, animateur de revues, traducteur, Jean-Loup Rivière est l’une des grandes figures de la pensée théâtrale française. Son enseignement au Conservatoire de Paris et à l’École normale supérieure ont notamment marqué une génération de jeunes artistes et dramaturges. Ses archives entrent à l’Imec et enrichissent la collection majeure dédiée au théâtre.
Il y a le metteur en scène qui choisit d’apporter des réponses à la question ; c’est sa contribution à l’œuvre initiale du dramaturge, du poète. Et il y a celui qui tente, ou se contente, d’exposer la question, de la mettre en scène ; il ne résout pas les énigmes, il participe à leur formulation, et il est, en ce sens, plus proche de moi, spectateur.
Jean-Loup Rivière, Le Monde en détails, Le Seuil, 2015
Il y a le professeur qui tente d’apporter des réponses aux questions – c’est son rôle, après tout, c’est ainsi depuis la petite école, enseigner, transmettre, partager un savoir auprès de jeunes oreilles avides d’apprendre. Et il y a celui qui plonge ses élèves dans un bouillonnement d’interrogations, fait trembler le socle des certitudes, révèle la beauté des mystères bien plus que leurs solutions. Avec toute la douceur radicale qui le caractérisait, Jean-Loup Rivière était de cette seconde catégorie. Ses cours à l’École normale supérieure représentaient d’immenses voyages dans la pensée, de ceux qui obligent à abandonner tout repère, toute exigence d’efficacité. Pour les jeunes élèves que nous étions, pressés de tout apprendre et comprendre, ce n’était pas toujours simple, les tours et les détours, les silences, les phrases en suspens, les points d’interrogation. Il avait une telle culture, une connaissance si vaste de l’art et du monde, il en partageait des bribes et cela nous fascinait, évidemment, mais ce n’était pas ce qui lui importait : le savoir, cela s’acquiert, d’une façon ou d’une autre, dans les livres, les pièces de théâtre, les films, les séries, apprendre était notre responsabilité autant que la sienne, il ouvrait des chemins que nous pouvions suivre en toute liberté. Sa mission à lui, c’était de nous faire découvrir la pensée complexe, celle qui interroge le présent, éclaire le passé, questionne l’humain et ses mystères – car il n’y a que cela qui comptait, en définitive : l’humain. Jean-Loup Rivière pensait le théâtre comme le théâtre pense l’Homme, glissant l’intelligence dans le détail, la théorie dans l’incarné, le centre dans la marge, le sérieux dans le rire, de manière absolument vivante, mouvante, en perpétuelle évolution. Face à nos questionnements méthodologiques, nos frayeurs et nos envies de rentrer dans les cases imposées par l’institution universitaire, il répondait : le seul impératif, c’est que ce soit intéressant. Que cela aide à penser le théâtre, donc le monde. Pour des élèves en quête de solutions clés en main, de plan de mémoire type, d’ABC rassurant l’angoisse, cela a parfois été vertigineux. Mais ce que Jean-Loup Rivière nous a offert pendant toutes ces années, par ses petites phrases de sphynx nous aidant à construire nos propres réponses, dépasse de très loin le seul enseignement universitaire : c’est le refus du carcan de la norme au profit d’une pensée exigeante, indisciplinée, vraiment libre.
Celia Daniellou-Molinié
Chercheure en études théâtrales, autrice et metteuse en scène. Élève de Jean-Loup Rivière à l’École normale supérieure de Lyon de 2005 à 2009.
Photographies des répétitions de Oydipoys [1972]. Archives Jean-Loup Rivière/Imec.