Michel Vinaver, explorateur du contemporain

Auteur d’une des œuvres les plus importantes du théâtre contemporain, Michel Vinaver – longtemps cadre puis PDG de l’entreprise Gillette France – s’est attaché à analyser un monde qu’il côtoyait de près, celui du travail. Les pièces de ce « dramaturge de l’homo economicus », observateur attentif de l’évolution du capitalisme ont été montées par les grands metteurs en scène des XXe et XXIe siècles.

Michel Vinaver s’est éteint à 95 ans, le 1er mai 2022, jour de la fête du travail. Il venait d’apprendre avec joie que l’une de ses pièces, Par-dessus bord, était mise au programme des classes préparatoires scientifiques, aux côtés des œuvres de Virgile et de Simone Weil, sous l’intitulé « Le travail ». Il reste en effet le grand dramaturge du travail, de l’emploi, et des gens qui peuplent les entreprises (patrons, cadres, ouvriers, personnel de service après-vente…). Dans les années 1970, alors qu’il était PDG de Gillette-France, il écrit une série de pièces qui peuvent être considérées comme le centre de son œuvre et qui explorent ce champ de l’activité humaine avant lui sous-estimé.

Si son théâtre a autant intéressé les metteurs en scène (Roger Planchon, Antoine Vitez, Jacques Lassalle, Alain Françon, Christian Schiaretti, Arnaud Meunier…) et les universitaires, c’est aussi parce que cette matière travail est traitée avec un sens très aigu de la réplique et du rythme. L’une des grandes expérimentations vinavériennes a consisté à éclater le dialogue – que des scènes soient tissées et jouées de façon simultanée, à partir de Par-dessus bord, qu’une déstructuration de la chronologie vienne donner l’impression d’être dans la tête du personnage de La Demande d’emploi, ou que l’auteur se livre à un copier-coller radical de fragments de discours politiques réels, de simples témoignages ou encore d’extraits de publicités, dans 11 septembre 2001.

Deux illustres parrains avaient très tôt donné de l’élan à son œuvre. Camus d’abord, que Vinaver rencontre en 1946 aux États-Unis, où il étudiait (ayant dû fuir la France vichyste avec sa famille en 1940). Camus est touché par l’originalité et l’honnêteté de ce jeune homme, et l’aide à publier ses deux romans chez Gallimard. C’est à cette même maison que Vinaver glisse Les Coréens en 1955 (ensuite il a privilégié L’Arche et Actes Sud) ; cette première pièce suscite l’enthousiasme de Roland Barthes, qui lui consacre trois articles élogieux. Camus et Barthes furent intéressés par la voie que cet écrivain naissant semblait choisir : une voie politique mais libre, valorisant la non-intentionnalité, l’absence de jugement et le travail du lecteur ou spectateur.

Vinaver déposait ses archives à l’Imec depuis près de trente ans. Celles-ci foisonnent aujourd’hui de documents essentiels, elles donnent à voir de façon précise ses processus de création ainsi que l’attention qu’il portait au devenir de chacune de ses vingt pièces, mais regroupent aussi des productions plus marginales (nouvelles écrites aux États-Unis, récits pour enfants, articles de journaux, traductions, analyses dramaturgiques…). J’ai commencé à les défricher il y a une quinzaine d’années pour une thèse de doctorat, mais beaucoup reste à faire…

Simon Chemama
Agrégé de lettres et docteur en études théâtrales. Auteur notamment de Vinaver, le théâtre de l’immanence (Honoré Champion, 2016).