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Le Sang noir de Louis Guilloux, Goncourt de la discorde

Le Sang noir de Louis Guilloux, Goncourt de la discorde

« On est bien partout pour être mal »

Le Sang noir de Louis Guilloux (1899-1980) paraît en octobre 1935 chez Gallimard. Auparavant écrivain de l’écurie Grasset, Louis Guilloux a déjà publié La Maison du peuple[i] (1927), Dossier confidentiel dont l’absence de succès commercial en 1930 poussera Guilloux à se rapprocher de Gallimard, ainsi que Compagnons (1931), Hyménée (1932) et Angélina (1934).

L’action du Sang noir dépeint sur une journée « particulière » de 1917 dans une ville de province, à l’arrière des combats pendant les mutineries de soldats, les dernières heures marquées par le malheur d’un des personnages, Merlin dit Cripure[ii], héros impotent inspiré du sociologue Georges Palante, ancien professeur de philosophie de Louis Guilloux en 1915, « fréquemment taxé d’anarchisme alors qu’il veut accorder la priorité à la personne humaine et non aux groupes sociaux[iii] ».

Son « Voyage au bout de la nuit[iv] », Louis Guilloux le veut immobile et oppressant, d’où nul ne peut fuir, figé dans un microcosme sociétal qui envoie ses enfants à la mort, parsemé « de pharisiens, de grotesques, de haïssables, en face de gentils, de révoltés, de victimes[v] » : guerre à la guerre !

André Malraux, qui quelques années auparavant avait confié les épreuves de sa Condition humaine à Louis Guilloux pour correction, est enthousiaste à la sortie du Sang noir, André Gide également. La presse est excellente et la critique unanime devant la qualité de l’œuvre. Seuls le journal Le Temps est plus réservé et L’Action française, défavorable. D’autres y voient l’empreinte des grands romans littéraires russes et pour Les Nouvelles littéraires, le roman « est la dramatique, l’hallucinante évocation d’une société condamnée. »

André Malraux, fasciné par le travail de Louis Guilloux, écrit avec « Le sens de la mort »[vi] l’une des plus belle critiques du livre parue dans le Marianne[vii] du 20 novembre 1935, dans laquelle il estime que « la mort est le personnage principal ».

Il y fera l’éloge du roman, malgré « un livre qui a ses défauts », mais « de ceux de Faulkner en particulier ». Ce même article servira de préface en 1955 pour une réédition du roman au Club du meilleur livre. La proximité entres les deux auteurs est profonde, leur amitié remonte à leur première rencontre en 1927. Comme le souligne Henri Godard, « L’un en majeur, l’autre en mineur, Malraux et Guilloux chantent un même chant profond du tragique de l’existence, de l’histoire et de l’action dans l’histoire[viii]

« La vérité de ce monde, ce n’est pas qu’on meurt, c’est qu’on meurt volé[ix] »

Le Sang noir est d’abord sur un premier plan une critique sociale, virulente et révoltée, dans le sillage de Dostoïevski, mais aussi un roman métaphysique, plus que politique. Cependant, au moment de sa sortie, au-delà de l’évènement littéraire, il va aussi provoquer son actualité politique. Tout est fait pour insinuer un parallèle avec le Voyage au bout de la nuit qui a échoué au Goncourt. La stratégie commerciale imposée par Gallimard est de faire de ce livre un succès « avec ou sans le Goncourt ». Dans un cas comme dans l’autre, soit Guilloux fait mieux que Céline, soit cela disqualifie le jury du Goncourt.

Le 2 novembre, André Billy annonce dans Le Figaro que les académiciens du Goncourt ont prononcé des noms de lauréats possibles, dont entre autres, Louis Guilloux, Raymond Millet, Henri Troyat, Maxence Van der Meersch. Le 7 novembre, ils précisent dans L'Intransigeant que plusieurs jurés ont soutenu Le Sang noir de Louis Guilloux. Le Figaro du 23 novembre rend compte des candidats désignés par le jury : Louis Guilloux avec Le Sang noir (Gallimard), Joseph Peyré avec Sang et lumières (Grasset), Luc Dietrich avec Le Bonheur des tristes (Denoël et Steele), et Maxence Van der Meersch avec Invasion 14 (Albin Michel).

L’avant-garde de gauche fait la promotion du livre avec ténacité et sans rien lâcher face à ses détracteurs, dans un climat tourmenté par les luttes politiques d’alors, « entre la droite nationaliste et la gauche antifasciste activée par le Parti communiste[x] ».

« L’œuvre de Guilloux devient objet de l’affrontement gauche-droite qui divise l’intelligentsia française, avec un soutien appuyé des écrivains communistes[xi] »

Le verdict donne le Goncourt à Joseph Peyré pour Sang et lumières, considéré comme « le candidat de Léon Daudet », autrement dit celui de L’Action Française et de l’extrême droite. Le Sang noir rate le prix d’une voix et se retrouve dans un malentendu : « Il a été lu comme un livre communiste, ce qui n’est pas le cas, c’est plutôt un livre anarchisant[xii] ».

La mobilisation des écrivains de gauche ne se fait pas attendre. Dès le 12 décembre 1935, un meeting de « Défense du roman français » est organisé à la Maison de la culture de la rue Poissonnière, « sous la présidence de Roland Dorgelès, avec André Malraux, Jean Cassou, Aragon, Mussinac, Paul Nizan…» et Eugène Dabit en soutien à Louis Guilloux qui expliquera « ce que signifie Le Sang noir» et sa conception romanesque. Son éditeur Gallimard riposte également en diffusant dans les journaux de droite des encadrés publicitaires qui démontrent que ne pas avoir le prix est un gage de qualité et, plus opportun, un encadré paru dans L’Œuvre du 7 décembre 1935 dont la typographie laisse entendre que Le Sang noir a reçu le prix Goncourt.

Marcel Maréchal adapte Le Sang noir au théâtre en 1967, sous le titre de Cripure[xiii] et la même année, Louis Guilloux reçoit le Grand prix national des lettres pour son œuvre[xiv].

L’œuvre capitale de Guilloux, au même titre que La Condition humaine pour Malraux (1953) et Le Voyage au bout de la nuit pour Céline (1956), sera rééditée mais plus tardivement, en 1969, dans le « Livre de poche » en 2 tomes.

Le roman « social » qui souleva de vives polémiques à sa parution était devenu le roman de la contestation.

David Castrec – chargé des fonds éditeurs et métiers du livre


Notes :

[i] L’Indésirable est son premier roman, écrit en 1923, mais il est resté inédit du vivant de l’auteur jusqu’à son édition en 2019. La réécriture de ce premier roman en 1929 donnera Le Sang noir.

 [ii] Surnom attribué à George Palante par ses élèves, par allusion au traité de Kant, du fait qu’il parlait beaucoup de la « critique de la raison pure ».

 [iii] Alexis et Dominique Blanc, Les Personnages célèbres des Côtes d’Armor, éditions L’Harmattan, 2009.

 [iv] https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche/Le-Sang-noir

 [v] Philippe Roger, préface au Sang noir in Louis Guilloux, d’une guerre l’autre, « Quarto », Gallimard, 2009. Il serait certainement plus juste de signaler qu’au Sang noir répond en écho philosophique L’Essai sur l’esprit d’orthodoxie de Jean Grenier paru dans la collection  « Les Essais », n° 5, chez Gallimard en 1938.

 [vi] André Malraux, La condition humaine et autres récits, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 2016.

 [vii] Hebdomadaire politique et littéraire de tendance idéologique de gauche, créé par Gaston Gallimard en 1932.

 [viii] Henri Godard, Louis Guilloux, romancier de la condition humaine, Gallimard, 1999.

 [ix] À sa sortie, le livre porte un bandeau publicitaire rouge sur lequel est inscrit ce message. Louis Guilloux avait choisi le texte en reproduisant la formule à contrepied du Voyage au bout de la nuit, pour répondre à Céline, élève également de Georges Palante, « sur le thème de l’individu volé par la société ».

 [x] Sylvie Golvet, Louis Guilloux : devenir romancier, « Interférences », Presses universitaires de Rennes, 2010.

 [xi] Apostrophes, entretien de Louis Guilloux avec Bernard Pivot, INA, 2 juin 1978.

 [xii] Louis Guilloux, Carnets 1921-1944, Gallimard, 1978.

 [xiii] Le roman a connu également une autre adaptation pour la télévision en 2007, mise en scène par Peter Kassovitz et produite par BFC production (Françoise Castro), et une adaptation par François Fayt dans un opéra en allemand intitulé Das schwarze Blut dont la mise en scène est de Marc Adam en 2011-2012.

[xiv] Louis Guilloux recevra avec Le Pain des rêves publié en 1942 le Prix populiste.


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