Jean Wahl, le tisserand en ses archives
Écrit par Goulven Le Brech
L’œuvre de Jean Wahl, composée d’une trentaine d’ouvrages de philosophie, de cours en Sorbonne, de nombreux articles, de notes et de recueils de poèmes, constitue « une grande archive de l’histoire de la philosophie [1] ». Cette œuvre, qui se déploie sur plus de cinquante années dans la période de l’entre-deux guerres et au-delà jusqu’aux années 1970, est l’œuvre d’un homme qui fut littéralement « hanté par la mémoire de la pensée [2] ». Cette passion de la recherche et de la transmission des idées philosophiques, en plus d’un mémorable enseignement oral en Sorbonne et lors de colloques et conférences, s’est incarnée dans des entreprises collectives, en revues (Jean Wahl a dirigé la Revue de métaphysique et de morale de 1950 à sa mort en 1967) et dans la création et l’animation d’institutions philosophiques se déployant en marge de l’Université, tels que le Collège philosophique ou la Société française de philosophie.
Les archives de Jean Wahl proviennent de son légendaire appartement du 29 rue Le Peletier, dans le neuvième arrondissement de Paris, où les visiteurs se succédaient jadis pour rencontrer le philosophe et ses proches. Les journaux, livres, lettres et documents en tous genres s’entassaient à même le sol, dans ses bibliothèques et sur son bureau, dans un état de capharnaüm impossible à décrire, dont seul le philosophe semblait détenir les clés. S’y trouvaient notamment les nombreux cours donnés par Jean Wahl à la Sorbonne, de 1936 à 1967, dactylographiés par la secrétaire du Département de philosophie, qui furent en partie publiés par la suite. Tous ces documents ont été collectés par Albert Dichy et patiemment classés par Claire Paulhan en 1993. Il y eu par la suite de nouveaux dépôts de la part de la famille Wahl, et José Ruiz-Funes, qui travaillait alors à l’Imec, a intégré ces nouveaux documents et a repris l’inventaire. Le fonds Jean Wahl a récemment fait l’objet d’une mise à jour dans son classement par Alexandra Grzesik, archiviste à l’Imec.
Jean Wahl, pendant toute sa vie, a « défait et retissé les fils de l’amitié et de la concorde entre les philosophes [3] ». Ses archives témoignent de son activité de tisserand de la pensée, de passeur d’idées philosophiques au travers des époques et des œuvres, de Parménide à Whitehead, en passant par Descartes, Dom Deschamps, Kierkegaard, Lequier et Heidegger. Personnalité étonnante par l’ampleur de son érudition, discret promoteur d’une pensée de l’intuition métaphysique permettant de dépasser les bornes de la pensée spéculative pour s’immiscer dans le champ de la création poétique, Wahl a fasciné les individus ayant eu la chance de le côtoyer et de recueillir son écoute et sa parole attentive. Cette œuvre, faite de mises en relation entre les morts et les vivants et entre les vivants eux-mêmes se retrouve dans l’ensemble de ses archives, et en particulier dans sa correspondance et dans les dossiers du Mount Holyoke College (États-Unis ) et du Collège philosophique, dont il fut le fondateur et le principal animateur.
La correspondance d’un ami et d’un maître
Jean Wahl a beaucoup écrit et publié de 1920 à la veille de la Seconde Guerre Mondiale. Figure centrale du monde de la philosophie de l’entre-deux guerres, ses relations extra-universitaires furent multiples. Il a ainsi eu des correspondants d’horizons très variés : des philosophes bien entendu, tels que ses proches Gabriel Marcel, Emmanuel Levinas ou son amie Rachel Bespaloff, des écrivains et poètes, tels que Samuel Beckett, Maurice Blanchot, Paul Claudel, des artistes, tels que le peintre français d’origine tchécoslovaque Joseph Sima, le japonais Kiyoshi Saito ou le compositeur Claude Ballif, de nombreuses personnalités des sciences humaines et sociales, dont ses amis les sociologues et historiens des sciences Georges Gurvitch et Alexandre Koyré, des hommes d’institutions et de revues tels que Jean Paulhan.
Une grande partie de ses correspondants étaient étrangers, soit parce qu’il avait noué des relations aux travers de ses centres d’intérêts qui dépassaient de loin les frontières de la France, soit du fait de son exil aux États-Unis pendant les années d’occupation. Lors de son séjour américain de 1942 à 1945 et après, il eut de nombreuses relations épistolaires, avec des philosophes dont on trouve des lettres dans les archives (Ludwig Binswanger, Bertrand Russell, Hannah Arendt, Charles Harsthorne, Alfred Schütz), mais aussi des écrivains américains (John Dos Passos, Frédéric Prokosch, Henry Miller, Wallace Stevens) et un anglais, John Cowper Powys, dont Wahl admirait la pensée et l’œuvre romanesque.
Le 20 juillet 1930, Paul Claudel souhaite faire la connaissance de Jean Wahl, qui fait un cours sur lui en Sorbonne :
« J’ai bien reçu votre essai sur la psychologie animale et aussi celui que vous avez bien voulu consacrer en collaboration avec M. Hans à mon “Art poétique”. C’est un grand honneur pour moi qu’un savant tel que vous ait pu y trouver quelques idées intéressantes et quelques principes directifs en concordance avec les tendances nouvelles de la science, telles qu’elles se manifestent actuellement dans votre pays et en Allemagne ».
Étudiant à l’École Normale Supérieure, Jean Wahl a suivi l’enseignement d’Henri Bergson et a eu l’occasion de rencontrer le grand philosophe. Les lettres de Bergson à Jean Wahl sont empreintes de bienveillance à l’égard du jeune philosophe et de son œuvre naissante. Bergson a reçu l’étude de Wahl sur le Parménide de Platon (lettre de 1926), et plus tard son livre Le Malheur de la conscience dans la philosophie de Hegel (lettre de 1929).
Le 8 novembre 1939, de La Gaudinière, à Saint-Cyr-sur-Loire (Indre-et-Loire), Henri Bergson écrit ceci à Jean Wahl :
« Merci, cher ami, pour votre mot si gracieux, qui m’a vivement touché. Ce sera une belle chose que de parler du Théétète et du Sophiste au milieu de la tourmente. Je suis sûr que malgré les événements, et quoi que vous m’écriviez à ce sujet, vous aurez un auditoire. Ce qui rend la France invincible, c’est justement qu’elle ne perd jamais de vue les réalités spirituelles, seules capables de soutenir indéfiniment les courages ».
Enfin, citons une lettre de Marc Chagall du 4 décembre 1956, témoignant de l’immense admiration du peintre pour le philosophe :
« Vous savez que je vous aime ainsi que les vôtres. Que j’adore tout simplement votre esprit : si j’en possédais le tiers, ce serait assez pour ma vie ».
Du Mount Holyoke College au Collège philosophique
Lorsque la guerre éclata, Jean Wahl enseignait à la Sorbonne. Comme il était d’origine juive, il en fut exclu et fut mis d’office à la retraite en application de l’ordonnance que le régime de Vichy avait prise en novembre 1940. Le 31 juillet 1941, il fut convoqué par la Gestapo parce qu’il aurait eu des propos contre la collaboration au sujet d’une revue, la Nouvelle Revue Française, alors dirigée par Pierre Drieu la Rochelle… Il fut emprisonné à la prison de la Santé puis au camp de Drancy. Après des mois de souffrance et d’angoisse, il fut libéré de Drancy au début de novembre 1941 et après quelques semaines passées à Lyon dans la zone libre, put traverser l’Atlantique pour débarquer à New York, en avril 1942, invité par la New School for Social Research (École libre des hautes études). Financée par la Fondation Rockefeller, cette école venait tout juste d’être fondée par des universitaires français en exil, issus de l’École pratique des hautes études. Paul Rivet et Jacques Maritain en furent les présidents. Arrivé aux États-Unis, Jean Wahl fut dans ce cadre nommé professeur au collège féminin américain du Mount Holyoke, dans le Massachusetts.
On trouve dans le fonds Jean Wahl un très beau document sur le séjour du philosophe français à Mount Holyoke College. Il s’agit d’un album aux pages et à la couverture vertes dans lequel sont collés des coupures de presse et des articles de ou sur Jean Wahl parus dans des journaux et revues américaines et canadiennes. S’il est difficile de savoir qui a réalisé cet album avec autant de soin, son état de parfaite conservation témoigne du fait que Jean Wahl a gardé précieusement auprès de lui cet album consignant cet épisode important de son existence.
Feuilletant les pages fragiles de cet album, on y apprend qu’il donnait des conférences sur les relations de Bergson à l’Église catholique et sur la poésie en France de 1940 à 1942. En août 1943 les Entretiens de Pontigny ressuscitèrent sur le campus de Mount Holyoke du fait de la présence dans ce collège féminin américain de nombreux professeurs et étudiantes qui avaient assisté aux Décades bourguignonnes, comme Gustave Cohen ou Jacques Maritain. À cette occasion, plusieurs articles évoquent le visiting professor Jean Wahl animant les discussions sur « L’art et l’homme ». On trouve enfin dans cet album un long article sur le parcours et la pensée de Wahl, en provenance du New Yorker, daté du 12 mai 1945.
En 1947, Jean Wahl, en compagnie de Jean Bayet, Marie-Magdeleine Davy et Jean Paulhan, Jean Wahl créé une nouvelle institution philosophique libre, dans « le souci de donner à Paris vers lequel les yeux étaient tourné, un centre national et international de philosophie vivante où les tendances les plus diverses seraient représentées, en vue de chercher avec l’Europe, tout l’Occident, (et) le monde entier (…) où en est la pensée, où en est la philosophie [4] ». Inspiré par le format et l’esprit des séminaires américains, le Collège philosophique, dont les conférences se tenaient au cœur du quartier latin, sera pendant quelques année le carrefour d’échanges entre les principales tendances de la philosophie, de la littérature, de la psychanalyse et des sciences humaines et sociales alors émergeantes. Aux étudiants se mêlaient de simples curieux, contents de découvrir un lieu alternatif où la pensée contemporaine trouvait à s’exprimer librement. On trouve ainsi dans les archives de Jean Wahl les premières esquisses de programmes, listes de noms et affiches des conférences du Collège philosophique. Les noms de Ferdinand Alquié, Vladimir Jankélévitch, Maurice Merleau-Ponty côtoient ceux de Georges Bataille, Jacques Lacan, Yves Bonnefoy et Michel Butor. Les américains de passage à Paris avaient enfin le loisir de pouvoir entendre Jean-Paul Sartre et autres intellectuels « qui toujours ne sont pas entendus à la faculté des lettres ou au Collège de France [5] ».
Notes :
[1] Rabia Mimoune, La pensée de Jean Wahl ou de la tradition vers la révolution en philosophie, thèse de doctorat d’Etat ès Lettres et sciences humaines, sous la direction de Paul Ricœur, 1985, p. 5.
[2] Xavier Tilliette, « Portrait de Jean Wahl », Archives de philosophie, 37, 1974, p. 529.
[3] Ibid.
[4] Jean Wahl, « Le Monde – l’existence », Cahiers du Collège philosophique, Paris, Arthaud, 1947, p. 7.
[5] Jean Wahl, « Le Collège philosophique continue », entretien avec Pierre Mazars, Le Figaro littéraire, semaine du 17 au 23 décembre 1964.
L'inventaire des archives du fonds Jean Wahl est consultable en ligne.