Le regard d'Yves Chèvrefils-Desbiolles : dans le fonds André Mare
Écrit par Yves Chèvrefils-Desbiolles
Deuxième texte de la série : "Deux lettres sans date de Charles Dufresne à André Mare".
Peut-on donner une date à ces dessins qui ornent le verso de deux lettres adressées par Charles Dufresne (1876-1938) à André Mare (1885-1932), manifestement écrites à quelques jours d’intervalle ? La Grande Guerre donne le ton : Dufresne ouvre la première lettre par un amical « Mon vieux Sergent » ; il signe les deux par un familier « Ton vieux Sapeur ». Dans la première, il demande à Mare de saluer « les camarades et le lieutenant » ; dans la seconde, il dit avoir rencontré ce « lieutenant – très printanier et toujours d’un chouette esprit » : très probablement André Dunoyer de Segonzac qui a dirigé l’équipe d’artistes-camoufleurs à laquelle ont appartenu les deux amis.
Néanmoins, au moment où sont écrites ces lettres, la guerre est terminée : Dufresne, qui souhaite de bonnes vacances à Mare et à sa famille, cite à deux reprises Louis Süe avec lequel André Mare avait imaginé, y consacrant ses dernières permissions, la création d’une grande entreprise de décoration moderne. En 1919 le rêve est devenu réalité, sous le nom de « Compagnie des Arts Français ». Sans prendre trop de risques, on peut dater de cette année-là – 1919 – les deux magnifiques dessins que Dufresne adresse à Mare.
Le dessin de la première lettre porte, dans les marges, cette légende: « Villa les Pins à Bormes (Var) / le peintre et sa famille ». Celui de la seconde laisse deviner un de ces paysages secs du sud de la France sur lequel veille un solide animal : « je comptais venir te saluer à Paris », écrit Dufresne ; « mais non, les aloès, les cactus, les palmiers, Pérou, Mexique, tout cela m’a repris et me voilà en plein travail ».
Car le tropisme de Charles Dufresne pour le sud, l’extrême sud, ce rêve d’exotisme qu’il assouvit en maints tableaux de paysages et scènes imaginaires, est bien connu de Mare, qui ressent, pour cet artiste fin et rêveur, un attendrissement légèrement ironique : dans son 7ème carnet de guerre, correspondant à leur assignation à l’atelier de camouflage de Noyon en 1917, il dessine un Dufresne casqué, en uniforme ; à côté de lui, les silhouettes d’un fakir dresseur de serpents et de deux pyramides.
L’aventure du camouflage – créé fin 1915 auprès de l’État-Major français – a scellé entre les deux artistes et d’autres encore une mémoire d’évènements effrayants et fantastiques que l’art et la fantaisie aidaient à surmonter, dans la solidarité d’un instinct collectif de survie. Ces liens persistent après la guerre : plusieurs anciens camoufleurs se retrouveront à réaliser les commandes de la Compagnie des Arts Français.
L’épopée de cette section d’artistes-« caméléons » – qui, pour répondre aux données d’une guerre moderne où, pour la première fois, on voyait tout d’en-haut, inventent de faux arbres, de faux villages et vont jusqu’à appliquer les règles formelles du cubisme aux canons – est racontée dans le film de Laurence Graffin et Frédéric Tonolli, André Mare. Carnets d’un caméléon, dont vous pourrez voir la bande-annonce en suivant ce lien.
Pour en savoir plus :
La Lettre de l'Imec n°13 consacrée aux fonds d'artistes.