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Le désir du théâtre

Le désir du théâtre

27 février 1992. Jacques Saulnier formalise à l’intention d’Alain Resnais ses premières propositions de décors pour un projet encore intitulé Intimate Exchanges et qui deviendra les films jumeaux Smoking et No smoking. Le tournage débutera plus de cinq mois plus tard, mais Saulnier a l’habitude de s’investir très en amont dans les productions d’un cinéaste avec qui il travaille depuis plus de trente ans.

D’emblée, il a été convenu que les films seraient intégralement tournés en studio, alors même que les pièces adaptées ne comportent aucun intérieur. Difficulté supplémentaire : les décors d’extérieurs sont imposants (des façades de maisons ou d’église, un terrain de golf, une falaise envahie par la brume, la terrasse d’un hôtel, un terrain de sport, une place de village) et très divers. Une vingtaine de décors en tout, mais la moitié d’entre eux n’est qu’une série de variations sur le même cimetière de campagne dans lequel se concluent les douze embranchements proposés par les films. La consigne donnée par Resnais est claire : le réalisme n’est pas de mise et il ne faut pas avoir peur de l’effet théâtre.

L’effet théâtre, Saulnier le connaît bien, lui qui a déjà créé les décors de Mélo, la première adaptation d’une pièce par Resnais, filmée au studio de Boulogne où il propose maintenant d’établir ceux de Smoking et No smoking. Réunir deux plateaux adjacents permettrait d’y disposer de 1 500 m², une surface dérisoire rapportée aux besoins, spécialement si on considère que la jonction des plateaux interdit de profiter d’un tournage sur l’un pour préparer un nouveau décor sur l’autre. Adopter cette solution, c’est s’obliger à disposer de tous les décors nécessaires avant même de commencer à filmer, sans possibilité de les compléter ou les modifier autrement que pendant les périodes d’interruption entre les prises de vues.

Le pari semble intenable. Saulnier imagine pourtant une solution, empruntée aux machineries du théâtre. Sur toute la hauteur des murs extérieurs seront peintes des découvertes de ciels en face desquelles seront construits trois plateaux tournants de douze mètres de diamètre supportant chacun deux ou trois décors. La façade de l’église sera ainsi construite dos à dos avec celle du presbytère et celle de la maison de Celia avec la terrasse de l’hôtel. Au tournage, on filmera vers le décor, astucieusement bordé de végétation pour dissimuler le reste du plateau, et les contrechamps montreront les ciels appropriés et, devant eux, de vastes paysages traités en perspective forcée.

La note d’intention présentée par Saulnier prend grand soin de décrire point par point comment les reconfigurations successives des décors permettront d’aller de la terrasse de Celia jusqu’aux douze variantes du cimetière. Les tours de prestidigitation sont nombreux dans ses descriptions : une découverte de ciel en remplacera une autre à vue, une tente de jardin disparaîtra dans les cintres, la remise s’agrandit et s’ouvre puis se rétrécit et se referme. On imagine Saulnier faire appel à toutes les ressources de son ingéniosité pour ne pas décevoir la gourmandise de son réalisateur. Mais les contraintes sont trop nombreuses et le principe même des tournettes réserve peu de profondeur pour l’action, une fois soustrait l’espace occupé par les décors. Saulnier, pourtant, persiste, essaie, comme on le voit sur un autre dessin, de placer trois façades en triangle sur la même tournette ou de remplacer une grande tournette par deux plus petites.

La solution n’est tout bonnement pas praticable et les décors seront finalement construits sur trois plateaux séparés du studio d’Arpajon, permettant au tournage de se déplacer vers le plateau voisin pendant que les équipes de construction préparent le décor suivant.

Resnais aura entre-temps renoncé à une demande remarquable à laquelle la note d’intention de Saulnier propose de répondre. Plusieurs films déjà (1789 d’Ariane Mnouchkine, La Flûte enchantée d’Ingmar Bergman, d’autres encore) ont intégré dans leurs adaptations d’œuvres scéniques la présence d’un public ou le travail des comédiens en train de se préparer à apparaître. Beau moyen de rappeler au spectateur que, même au cinéma, on est encore au théâtre et que tout ceci n’est qu’un jeu. La proposition de Saulnier mêle plus intimement encore le monde représenté et celui de la représentation quand il prévoit de réserver, sur le côté, des tribunes pour une éventuelle assistance et qu’il propose d’aménager sur deux des tournettes, dans l’espace laissé libre entre les façades montées dos à dos, des loges dans lesquelles pourraient être filmés les comédiens au maquillage.

Et, cerise sur le gâteau à laquelle il faudra aussi renoncer, il dessine en pointillé le réseau souterrain de galeries que pourront emprunter, d’une tournette à l’autre et jusqu’à la remise dans le jardin, les acteurs pour passer d’un décor ou d’un personnage à un autre sans que la prise de vues doive s’interrompre. Interrogé sur la taupe facétieuse qui pointe son museau dans Aimer, boire et chanter, Resnais avait révélé que déjà il avait eu l’envie d’en faire apparaître une au début de Smoking et No smoking. Il ne l’a pas retenue, mais ce sont Sabine Azéma et Pierre Arditi qui ont failli jouer son rôle.

Jean-Pierre Berthomé