J'ai eu une chance exceptionnelle dans ma vie de rencontrer Alain Resnais à la fin de l'enfance.
J'ai découvert l'homme en même temps que ses films et il est encore impossible pour moi de dissocier l'un de l'autre, tant les deux sont imbriqués, se nourrissent et sont indissociables. La première fois que je l'ai vu, je devais avoir douze ou treize ans. Il était venu dîner chez mes parents, avec mon grand-père Robert Doisneau qui était là chaque soir et bien sûr Sabine, l'amie indispensable, le soleil de notre famille.
Je crois n'avoir jamais vu mon père si ému et impressionné devant quelqu'un. Mais le plus incroyable, ce n'était pas l'émotion de mon père, c'est qu'Alain semblait tout autant intimidé par lui et aussi par nous tous, cette tribu bavarde. En retrait, il était resté poli, souriant, parlant avec parcimonie et toujours avec une immense précision de sa passion : le cinéma. Il y eut, je me souviens, quelques excursions du côté de la bande dessinée, du théâtre, mais toujours pour parler d'un plan, d'une lumière, d'un dialogue de tel film, de tel réalisateur. Au fil des années, nous avons formé une sorte de famille « putative ». Nous allions chez eux, ils venaient chez nous, nous partions en vacances, toujours prétextes à travailler, à prospecter de futurs décors, rencontrer des scénaristes, écrire. Nos vies étaient liées et j'ai grandi en l'observant, en l'écoutant. J'étais très timide, lui aussi, pourtant je dois à Alain quelques leçons essentielles de vie.
L'audace
Je ne suis pas une spécialiste de son œuvre et ignorais sa collaboration avec Milan Kundera.
Avec Jean-Louis Livi, son agent à l'époque avant de devenir son producteur, il a tenté de monter ce film avec l'écrivain, projet qui ne verra jamais le jour, faute de trouver les financements : « Sans doute, il aurait fallu que l'idée de ce film vienne d'un producteur, il aurait eu beaucoup plus de chance de voir le jour ! » comme le soulignait souvent Alain. Peut-être est-ce cet échec qui a poussé Livi à devenir son producteur deux décennies plus tard ?
On peut être intimidé par une adolescente de treize ans, craindre maladivement de prendre la parole en public et avoir une audace exceptionnelle dans son travail.
Pourquoi Kundera ? Sans doute parce qu'il n'avait jamais écrit de film hors de Tchécoslovaquie.
Ne jamais faire ce qu'on attend de soi était une des règles de base dans le travail d'Alain : étonner, innover, c'était aussi se surprendre et se laisser guider par les surprises. Les contraintes suscitant l'imagination, Alain mettait alors en place un jeu de ping-pong avec son auteur. « L'imaginaire est peut-être la seule manière de supporter la vie », disait-il, épouser celui d'un auteur n'était pas amoindrir le sien. Au contraire, c'était un marchepied aux multiples rêves du cinéaste. Nous sommes au milieu des années 1980. Kundera vit à Paris depuis 1978, son roman L'Insoutenable Légèreté de l'être est sorti en France en 1984, il a remporté un grand succès et sera adapté quelques années plus tard par Jean-Claude Carrière. L'Amour à mort n'a pas eu le succès espéré et Alain doit se remettre au travail au plus vite. On pense à tort qu'il était loin de ces préoccupations, tout à son « œuvre », sans penser au nombre d'entrées de ses films. Rien de plus faux. Le cinéma est un art populaire et Alain a eu cette réflexion au cœur de tous ses films, qu'ils soient vus par le plus grand nombre de spectateurs.
Le goût du travail
Je l'imagine découvrant ces pages de Kundera. Dans les propositions de l'« apprenti scénariste », il y a de quoi réjouir Alain, une polyphonie entre deux histoires qui a priori n'ont rien à voir ensemble. Plus l'écriture semblait éloignée d'un scénario possible, plus l'aventure le mettait en appétit. Quoi de plus tentant que de faire ce qui n'a jamais été réalisé ?
Le cinéma comme une boîte de Meccano dont on tente de monter toutes les pièces ensemble. À partir d'une idée, tisser une histoire, trouver une narration nouvelle, faire des allers-retours, même si cela semble irréalisable, cela amusait Alain d'aller toujours chercher plus avant, de trouver des solutions à telle ou telle question.
Cela pouvait prendre des mois, des années de notes, de correspondances sur un projet, cela n'avait aucune importance. Une organisation se mettait en place, qui du haut de mon adolescence me semblait incongrue : profiter du week-end, donc des seules journées disponibles à ne rien faire, pour travailler ! Faire des notes et y apposer ses suggestions et propositions. Le travail avec Alain demandait une exigence, une part de dévouement important. Kundera a-t-il été « épuisé » par le travail d'Alain ? Dans de rares entretiens, Alain a confié quelques souvenirs : « Milan a accepté de faire un film avec moi, mais, bien qu'il soit professeur de cinéma, je crois qu'il pensait vaguement qu'un scénario peut s'écrire en trois mois et qu'il pourrait passer à autre chose. Et puis il s'est aperçu que ça demanderait un an de sa vie, que c'est très long et très difficile à écrire. [...] Il a préféré consacrer son énergie à autre chose. Avoir insisté, ça aurait de toute façon mené à une impasse trois mois plus tard. »
L'élégance
Ce projet n'a jamais vu le jour comme tant d'autres films rêvés par Alain.
Jamais, je ne l'ai entendu se plaindre, médire, souffler.
Alain avait du panache et échouait avec tant d'élégance. Que ce soit de la part des scénaristes, ici Kundera qui préfère renoncer, de producteurs craintifs, de comédiens pas libres, il a accueilli tant de non et repartait tout de suite dans d'autres directions pour regimber toujours, ne pas s'appesantir et continuer à travailler.
Je me souviens de vacances en Bretagne à Locquirec où le prétexte n'était pas de passer Noël tous ensemble mais de profiter de ces jours de repos pour qu'Alain travaille avec Michel Le Bris sur ce projet qui lui tenait tant à cœur : Or..., sur les légendes bretonnes. Il retrouvait les décors de son enfance et se laissait guider par Le Bris qui était si heureux de partager ses trésors. Malgré l'enthousiasme, les années de préparation, ce projet ne verra jamais le jour.
Pour ce projet avec Kundera, comme l'a raconté Alain, le scénario « portait sur l'idée de la représentation, de l'importance qu'on attache à la représentation de ce qu'on paraît être dans la vie. [...] Le jeu était de savoir : vaut-il mieux avoir passé une très belle nuit d'amour avec une femme qu'on aime, à condition que personne au monde n'en ait connaissance, ou bien vaut-il mieux n'avoir eu aucune relation avec cette femme mais que toute la ville vous envie et vous félicite parce que la rumeur dit le contraire ? »
L'amour et ses éventuelles conséquences dramatiques, les représentations des êtres, ce qu'on espère et ce que l'on vit. Ces thèmes récurrents dans le cinéma d'Alain, on les retrouve dans le film suivant, Mélo, sa première adaptation de pièce de théâtre qui ne sera pas la dernière.
Le goût de la mise en scène
Chez lui tout était cinéma, mise en scène. Dans leur appartement rue de Cérisoles, de multiples petits mots attendaient Sabine comme un jeu de pistes, quand nous allions regarder un film à l'Azéma Palace il passait deux heures au moins à préparer son salon, l'ajustement des chaises, la lumière, l'écran. J'ai un carnet où j'ai découvert récemment un petit mot d'Alain caché au milieu. Il y avait chez lui une fantaisie rare, on pouvait le penser cérébral, distant alors qu'il était tout le contraire, thème que l'on retrouve dans cette ébauche de scénario et qui sera récurrent dans son cinéma : ce qu'on paraît être et ce qu'on est vraiment.
Laisser les spectateurs se faire leur propre jugement, ne jamais donner de leçon, ne jamais s'ériger professeur, c'était aussi cela Alain.
L'éclectisme
Enfin, j'ai appris avec Alain qu'on pouvait aimer les écrits de Marguerite Duras, d'Alain Robbe-Grillet, de Milan Kundera, se passionner pour les travaux d'Henri Laborit et adorer tout autant les chansons de Michel Sardou, les films avec Arnold Schwarzenegger, les pièces de théâtre de « boulevard ». L'éclectisme, le refus du snobisme, la curiosité pour toute personne et activité humaine, l'appétit de la découverte, le non-jugement. Tout ce qui fait de son cinéma un miracle de vie, d'intelligence, de compréhension du monde, comme autant de clés pour nous aider à comprendre ce grand mystère, c'était tout cela Alain. Un homme qui sans s'en rendre compte nous a tous rendus plus intelligents et nous a appris à aimer la vie, autant que lui.
Clémentine Deroudille