À la vue de ces trois planches, issues du découpage qu’Alain Resnais a rédigé en 1945, à vingt-trois ans, pour son premier film de fiction amateur en 16 mm, la saveur particulière de la rétrospective intégrale à laquelle j’ai eu la joie de travailler avec Sylvie Pras, l’équipe des Cinémas et un ami du réalisateur pendant plusieurs mois en 2007 et 2008 au Centre Pompidou m’est revenue, intacte.
Le premier souvenir est celui d’un grand jeu, de facéties en rebondissements et surprises, à l’image de la filmographie de Resnais, dont chaque nouveau projet semble avoir été conçu aux antipodes du précédent, et en portant, de préférence, le goût de la contradiction en son sein même. Jeu de pistes, à la recherche des premiers films insaisissables. Jeu de l’oie, comptant avancées fulgurantes, chausse-trapes et retours à la case départ. Jeu de cache-cache, avec un metteur en scène qui n’aimait pas se montrer. Et au final, une fois les éléments rassemblés (jusqu’aux films d’autres cinéastes auxquels Resnais a participé comme monteur, opérateur, responsable des effets spéciaux, figurant…), rébus ou charade à trous, au sens obstinément mystérieux. Le second souvenir, lié au premier, est celui d’une rigueur jamais démentie, car tout bon jeu nécessite des règles — quand bien même on s’invente le jeu et les règles.
On ne sait que peu de chose des premiers essais de Resnais. À treize, quatorze ans, il tourne en 8 mm et en 9,5 mm avec des camarades, sans jamais vraiment finir un film. Féru de BD, marqué par le surréalisme, il se passionne pour le théâtre et les acteurs. En 1945, il habite une chambre au 7, rue du Dragon, au cœur de Saint-Germain-des-Prés. Gérard Philipe est son voisin de palier. De projections improvisées dans la chambre de Resnais en discussions sans fin et petits-déjeuners partagés, ils deviennent très amis. Resnais admire le talent du jeune comédien depuis qu’il l’a vu dans son tout premier rôle au Casino de Cannes en 1942, il lui propose de jouer dans un film amateur à tourner en 16 mm, Gérard Philipe accepte. Ce sera Schéma d’une identification.
Égaré au gré des déménagements d’un lieu de stockage à un autre, probablement autodétruit, selon son auteur, en raison de la fragilité du support inversible, le film durait une trentaine de minutes. Dans une émission radio de 1994, Resnais, avec le goût de la contradiction qu’on lui connaît, décrit ce court métrage muet, sans aucun titre ni intertitre, comme une rêverie sur l’usure du langage, transposée plastiquement. Il insiste sur le caractère amateur de tous ses films en 16 mm, un format qu’il conçoit comme un terrain de liberté et d’expérimentation, par opposition au professionnalisme qu’appelle l’économie du 35 mm. Pour lui, inutile de tenter d’imiter avec le 16 ce que l’on fait en 35 mm, il faut donc essayer d’autres choses. Le mimodrame La Bague tourné avec Marcel Marceau en 1946 et les visites d’ateliers aux peintres Henri Goetz, Christine Boumeester, Hans Hartung, César Domela, Félix Labisse et Lucien Coutaud réalisées entre 1947 et 1949, pour ne citer que les films visibles aujourd’hui, témoignent de cette volonté de recherche, tant à la prise de vues, avec de nombreuses surimpressions, que par les artifices de montage.
Mais revenons aux trois planches tirées du découpage de Schéma d’une identification.
Écrit à la main sur un cahier de notes, le découpage commence, avant même le titre, par la distribution des rôles, telle une pièce de théâtre. Le jeu est d’emblée introduit avec les noms des personnages, qui sont des anagrammes : Amab / Bama / Maab / Baam / Maba. Parmi les comédiens, au côté de Gérard Philipe dans le rôle de Maab, on trouve notamment Catherine Damet en Amab, qui commençait à se produire au théâtre et au cinéma, Noël Sandri en Bama, qui jouait sur scène en janvier 1945 avec Maria Casarès dans Les Provinciales de Tourgueniev, et François Chaumette en Maba, qui avait débuté au cinéma en 1942 dans Les Visiteurs du soir de Marcel Carné. Ailleurs, Resnais décrit Philipe dans le rôle d’un viveur, Chaumette en prolétaire et Sandri en officier, une distribution inspirée des comédies du début du XXe siècle. En supplément, « peut-être », Resnais s’autorise un excès de lettres et de rôle avec Abamaba / Marthe Alimara.
Avec la deuxième et la troisième planches sélectionnées ici, on voit que le découpage est organisé de manière rigoureuse, déjà professionnelle : une page par plan ; à gauche, les indications sur l’échelle, le mouvement et l’orientation du plan ; à droite, le descriptif de l’action avec les personnages, accompagné sur la deuxième planche, d’un dessin.
Prenons la partie gauche des indications. Sur la deuxième planche, est écrit « Plan pied ». Resnais conservera par la suite l’habitude de décrire l’échelle des plans par ce qu’on y voit (« plan taille », « plan cou »…), plutôt qu’avec le vocabulaire technique traditionnel.
La partie droite des indications est plus mystérieuse. L’inspiration est surréaliste et onirique : « Les trois joueurs tombent très lentement du centre de l’arbre. » Parmi les trois rôles présents, deux sont mentionnés par le nom des acteurs (François et Noël), le troisième par le nom du personnage (Amab), pointant, peut-être, une hésitation encore sur le casting de ce rôle (Catherine Damet dans la distribution). Si les indications sur le déplacement des personnages et la direction de leurs regards utilisent le vocabulaire du théâtre (« côté cour »), Resnais joue du hors-champ, proprement cinématographique, dans le deuxième plan : « Amab regarde autour — a un geste d’effroi en voyant hors du champ côté cour François. Noël le voit à son tour, ils s’élancent tous les deux. »
Jusqu’où les mène leur course depuis l’arbre dans Paris, on ne peut que le rêver. C’est peut-être le destin naturel d’un film dont le titre est à l’opposé de la liberté et de l’inattendu que Resnais a cultivés. Sa disparition ou sa perte participe d’une résistance, encore et toujours, aux schémas et aux identifications.
Judith Revault d’Allonnes