Le premier étage de la surprise : le spectateur
Surprise, le mot est même léger lorsqu’on découvre le dernier plan d’I want to go home. Le temps que le spectateur se demande ce qu’il voit, le film est achevé. Le spectateur conserve en mémoire un plan truqué mystérieux, où le manoir d’Isabelle Gauthier (Micheline Presle) qui a accueilli la seconde moitié du film se met à pousser comme un champignon, révélant une dizaine de tours, sous le regard à peine amusé du créateur de bandes dessinées Joey Wellman (Adolph Green). La demeure se transforme à vue et se gonfle au fur et à mesure que le protagoniste s’ancre dans ce nouveau lieu mi-réaliste mi-imaginaire, comme l’est tout le film. Le mélange entre le vrai et le faux, le réel et le rêve culmine avec cette maison organique, à la fois en relief et plate car peinte, figée et vivante, à la rencontre du cinéma (le bas du plan), de la peinture (le haut du plan), du dessin animé (la référence claire au château de La Belle au bois dormant de Disney de 1959, lui-même inspiré du château bavarois de Neuschwanstein) et du théâtre (le principe de transformation à vue, cher aux pièces à machines qui se déploient à partir du XVIIIe siècle).
La conclusion d’I want to go home livre donc une énigme renforcée par l’incroyable qualité technique de l’effet spécial utilisé, un matte painting combinant le décor filmé en prises de vues réelles et son prolongement sous forme d’une peinture sur verre. La beauté de cette image apporte un effet de sidération qui permet au plan de dépasser les dix secondes, théoriquement trop longues pour un plan avec peinture sur verre, la durée standard étant de cinq secondes au maximum. Les étapes successives de l’agrandissement (vers le ciel, puis sur les côtés, puis encore vers le ciel) perdent le regard du spectateur qui n’a pas le temps de voir les défauts potentiels de l’effet spécial, grâce à une mise en scène respectant parfaitement le principe de départ de tout trucage, la misdirection. Le mouvement étalé dans le temps et dans l’espace décale l’attention du spectateur, force les yeux à bouger en permanence, et ajoute un côté spectaculaire au trucage. Ce plan surprend donc le spectateur tant par le fond — le mouvement inattendu et inexpliqué du manoir — que par la forme — un trucage rare, superbement exécuté et mis en scène.
Le deuxième étage de la surprise : le réalisateur
La surprise, c’est aussi celle d’Alain Resnais. Le scénario prévoyait un plan final sur le château, certes, mais en faisant intervenir de manière intempestive une ultime fois le chat de bande dessinée Hepp Catt. Isabelle et Joey, écrivait le scénariste Jules Feiffer, « atteignent le sommet de la colline. Sorti d’un conte de fées, comme sur un coup de baguette magique, s’élève le château d’Isabelle. » Puis Hepp Catt « apparaît au-dessus du château, chapeau haut de forme, frac, cravate blanche et commence à gravir un invisible escalier qui monte au ciel. Il chante à la Georges Guétary dans Un Américain à Paris. » Resnais avait déjà renoncé à cet hommage à la comédie musicale de Vincente Minnelli quand le décorateur Jacques Saulnier lui a proposé de transformer graduellement le manoir réel de Prunay, à Louveciennes dans les Yvelines, en château de conte de fées. Et le responsable des trucages optiques Alain Le Roy, dans la brochure promotionnelle du studio d’effets spéciaux Excalibur consacrée au film, raconte que le directeur de production Yvon Crenn, le chef opérateur Charlie Van Damme et lui ont décidé d’« obtenir un effet comique » : « Sans avoir averti le réalisateur, nous fîmes des essais d’animation de matte painting. Lors de la projection, notre légère appréhension disparut avec le sourire d’Alain Resnais. »
Excalibur, société créée en 1982, est une pionnière des effets optiques qui, au moment d’I want to go home, commence à s’engager dans les effets numériques. Le matte painting est au centre de sa démarche, attirant les meilleurs peintres de l’époque, ici Jean-Marie Vives. Celui-ci a déjà réalisé à l’aérographe les peintures sur verre conçues par Enki Bilal pour des trucages à la caméra de La vie est un roman. La peinture qui clôt I want to go home, animée (ce qui est particulièrement rare dans l’histoire de la peinture sur verre), résume la philosophie d’Excalibur : des techniques anciennes, maîtrisées, mélangées à une technologie de pointe. La structure fermera ses portes en 2010 après avoir repoussé pendant presque trois décennies les limites des images truquées, accompagnant la mue discrète mais nette du cinéma français, en lien avec les envies des réalisateurs. La collaboration de Resnais et Excalibur sur I want to go home met en relief la capacité de ces spécialistes à surprendre le réalisateur.
Le dernier étage de la surprise : la commentatrice
En regardant le « schéma pour trucage manoir » de Saulnier, plusieurs observations étonnent la commentatrice.
D’abord, la grande proximité entre cette prévisualisation et le résultat. Lorsqu’on superpose la troisième étape de ce schéma à un photogramme de la transformation terminée, le mélange est bluffant : les éléments sont là, détails compris, la taille est la bonne, la composition est identique. Certes, une préparation précise est la clé de la réussite d’un effet, mais ce schéma offre plus qu’une indication, c’est un guide qui sera remplacé ensuite par la peinture sur verre. Les seuls changements sont la suppression des fenêtres sur les deux tours latérales les plus fines (copiant en cela le château de la Belle au bois dormant, comme on le constate en superposant cette fois un photogramme du film de Disney et un photogramme de celui de Resnais, ce qui confirme un strict respect des proportions aussi bien pour la taille du château que pour sa place dans la composition du plan) et l’ajout d’un agrandissement sur les côtés, avec une tour supplémentaire de part et d’autre. Or, si cet élargissement renvoie également au dessin animé de 1959, il implique une animation totale, qui envahit l’espace de la forêt sur les côtés du manoir réel, et pas uniquement vers le ciel.
Ensuite, l’arc-en-ciel, suggéré avec un point d’interrogation, n’a pas été intégré, que cela soit dû à des limitations techniques (même si une peinture n’aurait a priori engendré aucune difficulté majeure) ou à la crainte que cet ajout ne renvoie au Magicien d’Oz et ne présente un aspect immédiatement artificiel.
Car ce que nous apprend le schéma est aussi la démarcation précise entre le manoir de Prunay et sa fausse extension qui préserve, au début du plan, l’illusion qu’on regarde un vrai bâtiment. La première étape du schéma prouve que la toiture est fausse dès le début du plan, à l’exception d’un petit morceau de toit à gauche. Tout est fait pour que le spectateur ne perçoive pas cette ligne de cache et ne puisse s’attendre à ce que le toit « pousse », basculant vers l’imaginaire pur. L’effet « whaou ! », classique quand on a la chance de pouvoir comparer des documents de travail et le résultat, se double d’une admiration pour la prise de risque de l’équipe technique, en lien avec les préoccupations de Resnais. Le fond et la forme entrent en résonance à travers un rare mélange : le vrai manoir est complété par le faux, peint et en mouvement, alors que Joey observe la France avec son propre imaginaire et sa propre vision, d’abord négative, puis beaucoup plus apaisée à la fin du film. La réalité augmentée que propose le trucage correspond à celle qui imprègne I want to go home et à l’univers du protagoniste dessinateur : les limites du château sont dépassées, tout comme celles de l’imagination de Joey et les contraintes techniques des effets spéciaux.
Réjane Hamus-Vallée