Cette note d’intention anonyme est une des rares traces d’une des entreprises les moins connues d’Alain Resnais : un « portrait imaginaire » du cinéaste polonais Andrzej Wajda, à une période où ce dernier entrait en conflit ouvert avec le pouvoir communiste de son pays. Le film de montage d’une dizaine de minutes qui en résulta fut intégré dans une émission spéciale en cinq volets diffusée sur FR3 le 9 avril 1982, Lettres ouvertes pour la Pologne, destinée à soutenir les artistes polonais dans une période d’intense crise politique. Née de l’initiative de Chris Marker et produite par André Waksman en collaboration avec FR3 et l’Ina, cette émission fut présentée face caméra par le P-DG de la chaîne comme un « cri », un « appel à la conscience et à la sensibilité de chacun ».
L’annonce à la télévision de l’état de guerre le 13 décembre 1981, un an et demi après la naissance du mouvement syndical Solidarność, avait bouleversé la France. L’ensemble de la société française avait immédiatement réagi avec un élan sans précédent : manifestations, convois d’aide humanitaire, déclarations lyriques. Dès le 24 décembre, au côté d’Yves Montand, Simone Signoret, François Truffaut, Patrice Chéreau, Jean-Louis Comolli, Joris Ivens et une centaine d’autres, Resnais s’était rendu rue Saint-Dominique, devant l’ambassade de Pologne à Paris, pour réclamer des nouvelles d’une vingtaine d’artistes du cinéma polonais. Certains affirmaient que Wajda avait été arrêté, comme des milliers de militants de Solidarność dont les amis et familles étaient restés sans nouvelles. Il fallait faire pression sur le gouvernement polonais et exiger des informations précises, alors que toute communication avec la Pologne avait été coupée.
Le court métrage auquel Resnais a travaillé deux mois plus tard, en février-mars 1982, devait participer à ce cri de révolte. Les artistes français et les artistes polonais exilés en France, comme les réalisateurs Agnieszka Holland et Krzysztof Rogulski, le chef opérateur Sławomir Idziak ou l’acteur Andrzej Seweryn (qui jouera dans Vous n’avez encore rien vu), voulaient témoigner leur soutien aux confrères et consœurs restés en Pologne et soumis à des restrictions exceptionnelles. Le régime du général Jaruzelski avait confisqué toutes les caméras. Le couvre-feu rendait la vie culturelle impossible. Toute forme d’expression semblait anéantie. Manifeste et tract cinématographique, le film de Resnais était aussi un hommage à un confrère de grande envergure, Palme d’or à Cannes l’année précédente pour L’Homme de fer et égérie d’un cinéma d’auteur contestataire produit à l’intérieur d’un État communiste.
Resnais n’écrivait jamais lui-même ses notes d’intention, préférant qu’elles soient rédigées par le scénariste ou par un ami journaliste avec lequel il s’entretiendrait. Il se « heurtait » à cet exercice pour une raison simple : pour lui, la réalisation et le montage n’étaient pas l’actualisation d’une histoire ou d’une intention, mais la genèse même de ses films. « Il est très difficile de communiquer dans l’écriture ce qui doit être visuel et sonore », confie-t-il la même année 1982 dans la note d’intention de La vie est un roman. (Et l’on se demande alors, songeuse, ce que Resnais penserait des conditions de production aujourd’hui où les dossiers préparatoires ont pris une place si considérable.)
C’est manifestement dans l’urgence que fut rédigée, peut-être sur un coin de table, cette note d’une page, simple formalité administrative, pour ne pas dire corvée. Le texte enchaînait les clichés et les généralités sur le rôle de l’art et la liberté et ne disait presque rien du court métrage à venir, à ceci près qu’il serait un portrait de Wajda resté en Pologne, composé d’extraits de ses films les plus célèbres et de quelques scènes montrant le cinéaste au travail. Une « mosaïque » censée faire « ressortir les traits récurrents d’un homme derrière sa caméra » et montrant comment les films du cinéaste polonais seraient autant d’autoportraits.
La note indique aussi que Milan Kundera pourrait être sollicité pour un texte de liaison ou d’introduction. L’auteur tchécoslovaque, prix Médicis dix ans plus tôt pour La vie est ailleurs et devenu en France la figure emblématique des écrivains de l’Est opprimés par la censure, était une garantie cohérente pour ce projet. Mais la présence de son nom était plus profonde. Resnais admirait depuis le milieu des années 1960 Kundera avec lequel il partageait le goût pour les structures complexes, les jeux avec le temps, la tonalité douce-amère. L’année suivante, en 1983, il lui proposera d’écrire le scénario de ce qui deviendra L’Amour à mort, proposition que l’écrivain déclinera (par peur d’être éclipsé dans l’ombre du cinéaste ?). En 1984-1985, ils travailleront ensemble à un projet intitulé Moi aussi dont Kundera, après son abandon, s’inspirera pour écrire La Lenteur.
Mais Alain Resnais n’était pas seulement un citoyen français sensible de loin au sort des pays de l’Est. En février 1968 déjà, soit treize ans après le tournage polonais de Nuit et Brouillard, il était retourné à Varsovie pour travailler aux finitions de Je t’aime je t’aime avec le compositeur Krzysztof Penderecki. Il a rencontré des artistes et intellectuels polonais, et il n’a sans doute pas été indifférent au sort de milliers de juifs polonais qui subissaient l’émigration forcée à la suite des purges antisémites de mars. Resnais aura eu vent de ces milliers d’étudiants manifestant contre la censure devant le portail de l’Université de Varsovie, ou encore, deux ans plus tard, de ces ouvriers de Gdańsk tombés sous les tirs de la milice en décembre 1970. Lorsqu’il montera les extraits des films de son confrère polonais, c’est avec ces strates de tragédies et de violences, observées de loin comme de près.
Le court métrage que réalise Resnais en 1982 rassemble brillamment tous ces conflits. Avec son assistante Florence Malraux et son monteur Albert Jurgenson, il puise dans les films les plus emblématiques de Wajda (Cendres et Diamant, Paysage après la bataille, La Terre de la grande promesse, L’Homme de marbre…) et donne à voir les moments paroxystiques de son œuvre. Ses personnages déchirés souffrent chaque fois que la « liberté est brimée ». Ils gardent des séquelles de leur « amour malheureux pour la patrie » et font face à tous ceux qui ne veulent pas s’engager pour « des causes perdues d’avance ». Mais les héros de Wajda choisis par Resnais résistent. Leurs corps vibrent, tremblent, s’élèvent vers des idéaux inatteignables, portés par ce rêve de liberté et de « justice dont on parle dans la Constitution ». Et voilà ce que nous dit Resnais, par l’intermédiaire des voix de Wajda : c’est parce qu’ils continuent à lutter malgré tout qu’ils existent en tant qu’êtres humains.
Ce « portrait imaginaire » est un hommage à la Resnais : libre, audacieux, provocateur, capable d’exprimer en quelques minutes la quintessence du cinéma de Wajda, comme il a su retracer dans des documentaires l’aventure spirituelle ou artistique de Van Gogh, Gauguin ou Gershwin. « Un film magnifique, intelligent, formidable. Ce qui m’enchante le plus, c’est la façon de penser de Resnais. […] Chez lui, tout commence par le verbe », écrira avec enthousiasme Wajda dans ses carnets personnels le 23 mars, quelques jours avant la diffusion française du film. Car le regard de Resnais est à la fois précis et vaste : à travers le portrait d’un grand cinéaste il esquisse celui d’un pays tout entier, de son être national et romantique. Revoyons ce court métrage magistral, dans lequel Resnais a su percevoir et exprimer une sensibilité fraternelle, exacerbée par le cours tragique de l’Histoire, et toujours animée par le fil conducteur de la lutte.
Ania Szczepanska