Aller au contenu
Recherche

Entre les lignes

Jacques Rancière

Entre les lignes

Quatre feuillets, extraits d’un dossier de 1972 concernant un hypothétique livre sur le communisme. On y reconnaît pourtant les mots et les questions d’un temps plus ancien, celui de l’article « Marxisme et humanisme », publié en 1964. Ces notes ont dû être déplacées avec l’idée qu’elles pourraient aider une réflexion nouvelle.

Quatre feuillets tapés à la machine. Il vaudrait la peine de réfléchir au rapport que tel ou tel penseur a entretenu avec un médium spécifique. Althusser, lui, était un penseur et un écrivain du temps de la machine à écrire, une machine incapable de faire disparaître ce que la main lui avait d’abord confié. Il tapait directement au prix de parsemer son texte de ces petites croix alignées qui rayaient l’expression malheureuse sans ralentir le mouvement de la main suivant la pensée. Car l’une et l’autre souvent allaient vite, conduisant parfois d’une seule traite du premier au dernier mot. D’autres fois, comme ici, on les sent laborieuses. Les petites croix n’y suffisent pas, deux plumes et un crayon sont venus rayer des mots, proposer des modifications entre les lignes, espacées à dessein pour les accueillir, et renchérir en marge sur les points à souligner et les expressions à changer. Quelquefois presque rien en apparence : ainsi est-il inscrit successivement dans la marge que ce n’est pas un combat idéologique seul qui fait – puis mène – puis produit l’histoire mais l’histoire qui fait – puis mène – puis produit les combats idéologiques : série de corrections qui vise à atteindre le terme le plus matérialiste comme pour conjurer le sentiment d’une impuissance des mots à rejoindre jamais la réalité compacte désignée et dérobée en même temps par le mot opaque d’histoire.

Car l’intellectuel menacé de ne jamais rejoindre la réalité historique est aussi un philosophe qui voudrait que tous les mots qui prétendent désigner cette réalité soient soumis à la question de savoir de quoi ils parlent au juste et quel titre ils ont à se faire passer pour l’expression d’une réalité. D’où une autre forme d’intervention sur le texte : ces guillemets qui disent que l’on emploie un mot parce qu’il faut bien poser la question qu’il désigne mais sans le reconnaître comme le terme apte à la formuler. C’est ainsi que le stylo bille a rajouté un titre – Pourquoi « l’aliénation » ? – qui relativise deux fois le mot, par l’interrogation et par les guillemets, avant que le crayon ne tranche en rayant le tout. Pourquoi, demande le philosophe, la faveur de ce mot emprunté au lexique du jeune Marx ? Pourquoi ce mot et la philosophie de l’essence humaine qu’il implique sont-ils revendiqués non plus seulement par les idéologues des pays occidentaux, toujours soucieux d’opposer un Marx originel à celui dont se réclament les pays socialistes, mais dans ces pays eux-mêmes ?

Ici la question philosophique sur la légitimité d’un mot rejoint la question politique. S’impose alors une troisième raison d’employer ratures et guillemets. Il y a, dit le texte, deux raisons à ce retour de « l’homme » et de son « aliénation ». Premièrement, l’U.R.S.S est à un stade de son évolution qui est celui de la fin de la dictature du prolétariat et de la construction du communisme, plus exactement de l’avènement de ses prémices. Mais ces premiers fruits, une étrange correction les change en prémisses, comme pour en ramener la chair palpable dans le seul univers du discours. Deuxièmement, ce moment nécessaire de dépérissement de la dictature du prolétariat est aussi celui où s’impose la tâche de liquider les formes abusives de cette dictature. Mais comment nommer cet abus ? Ici les raisons de l’intellectuel occidental, du militant communiste et du philosophe marxiste tissent un singulier entrelacs. Le premier parle de liquider les séquelles de la période stalinienne. Le second raye l’adjectif interdit et lui substitue l’expression consacrée : période du culte de la personnalité. Mais le troisième objecte silencieusement à la docilité du second : culte de la personnalité n’est pas plus un concept que stalinisme. Ce qui se substitue à l’adjectif raturé, c’est alors une expression entre guillemets : la période du « culte de la personnalité ».

Reste le plus intrigant dans l’affaire : pourquoi Althusser a-t-il introduit un adjectif qu’il savait devoir enlever ? Pourquoi cette attention à corriger le terme hétérodoxe dans un texte qui a l’apparence d’une note préparatoire destinée à lui seul ? Faut-il penser qu’il se montre à lui-même qu’il ne peut pas écrire ce qu’il voudrait ? Ou, au contraire, que le problème n’existe pas puisque les deux termes sont également vides de sens. La rigueur ne commanderait-elle pas de les congédier ensemble ? Il n’y aurait plus de mot alors, seulement une parenthèse vide pour parler de cette parenthèse qui n’est, dit-il, qu’un phénomène relativement contingent, sauf à affecter aussitôt cette contingence de guillemets qui la relativisent. Nous le sentons alors : guillemets, ratures et corrections sont là non pour éviter la censure mais pour couvrir le simple blanc qui avouerait l’impossibilité de nommer ce qui pourtant justifie l’effort même pour écrire. Mais qui a jamais su trouver les mots exacts pour parler en termes marxistes des événements qui ont tissé l’histoire des États marxistes ?