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Le communisme comme question

Isabelle Garo

Le communisme comme question

Ces trois pages, datées de 1972, sont le seul vestige d’un projet d’anthologie sur le communisme. Elles s’offrent au regard avant même de pouvoir être déchiffrées : dentelle étrange et belle, ce texte ajouré et surchargé est une tapisserie de Pénélope. Louis Althusser recouvre par endroits les signes de signes pour mieux les annuler, souligne certains mots, dispose savamment guillemets et majuscules, espace variablement les paragraphes. Et puis ce bref texte se dédouble : la dernière page reprend et abrège une première version déjà lapidaire (pages 1 et 2), offrant la présentation plus sèche encore d’un livre qui devait comporter une « explication » suivie d’une « série de grands textes ». Compte tenu de l’abandon de ce projet, on pourrait juger une telle esquisse insignifiante. Pourtant, tel un poème de Francis Ponge, elle est précisément à l’image de son objet : si elle n’énonce rien du communisme, elle donne pourtant forme – forme instable et donc adéquate – à sa question pendante, à son échec répété, à sa possibilité maintenue. De sorte qu’on peut juger que ces feuillets matérialisent, et animent de plusieurs paradoxes vivants, ce communisme évanouissant et sans cesse résurgent.

On en signalera trois.

1er paradoxe : tout d’abord, ce document laissé en suspens livre un instantané de Louis Althusser à ce moment de son œuvre et de sa trajectoire. En 1972, il a déjà publié nombre de ses grandes œuvres, Pour Marx, Lire le Capital, Idéologie et Appareils Idéologiques d’Etat, etc., travaux qui lui confèrent alors la stature d’un intervenant majeur dans la vie intellectuelle et politique, non seulement française mais internationale. Le début de ce brouillon comporte plusieurs mentions de l’ « Auteur » avec un grand A, à ranger au nombre de ces majuscules si importantes dans l’œuvre althussérienne. Ce grand A qui s’interpelle lui-même n’est pourtant pas un sujet : Althusser le répète, l’ « Explication » qu’il livrera au lecteur n’explique rien du tout, il ne peut ni ne veut se livrer à cet exercice scolaire. En revanche, il veut « s’expliquer », lui, l’ « Auteur », avec la question du communisme. La seconde version résume : « L’Auteur ne cache pas ses positions ». En 1976, le recueil Positions paraîtra aux Éditions sociales, liées au PCF et non chez Maspero. Dans ce livre, il affirme avoir dès 1967 engagé un processus d’autocritique en plusieurs étapes, qui corrige, rabote et en partie gomme l’œuvre antérieure. On voit ici à l’œuvre ce réajustement perpétuel qui est aussi un effacement et un recouvrement : le tourment de l’explication promise, exposé dans la première version, laisse finalement place à une simple table des matières. Et la liste des noms propres, Marx, Engels, Lénine, finit par reléguer l’ « Auteur » au rang de scripteur anonyme.

2e paradoxe : ce projet se revendique du « marxisme-léninisme », sans majuscule. Ce mot-valise escamote en réalité son « Auteur » même, Staline. L’expression sera reprise par la Chine maoïste : dans le contexte français des années 1970, cette mention indique un positionnement critique par rapport aux orientations et réorientations du PCF. Le projet althussérien tout entier s’inscrit dans le vif débat stratégique d’alors, concernant l’URSS et la Chine, la voie italienne, le Programme commun et l’alliance avec le PS. Le paradoxe est qu’Althusser ne parviendra jamais à jouer, dans ce cadre, le rôle dont il énonce si bien la nature cruciale et contradictoire : élaborer une « pratique théorique », à la fois autonome et efficace.

3e paradoxe : la liste des textes qui composent cette anthologie, précise, la font bel et bien exister en dépit de son abandon même. Or cette sélection manifeste, en trois doublets, des clivages historiques et théoriques majeurs : le Manifeste du parti communiste et la Guerre civile en France, rédigés par Marx, se répartissent de part et d’autre de la défaite de 1848 ; la Critique du programme de Gotha de Marx et l’Anti-Dühring d’Engels posent très diversement la question de la révolution, au lendemain de l’échec de la Commune de Paris. L’État et la révolution est le texte le plus anti-étatiste de Lénine tandis que son article de 1919 sur les « samedis communistes » vante la discipline ouvrière, la dictature du prolétariat, l’épuration du parti (et l’émancipation des femmes).

Pourquoi et comment, dans la France de 1972, lire ces textes, si liés à leurs circonstances mais les excédant néanmoins ? Quel est « le » communisme qui s’y dessine, s’il existe, plus problématique encore que l’ « Auteur » qui envisage un temps de s’expliquer avec lui ? Ce projet avorté d’anthologie, s’il est à l’image de l’œuvre althussérienne, est avant tout à l’image de l’histoire du communisme lui-même, pris entre luttes et projets, circonstances singulières et ambition globale, désastres et espoirs, théorie et pratique. Ces dimensions multiples, incompatibles, qui tissent et défont ces notes, leur confèrent leur étrange et puissante permanence.