Comme Hubert Damisch, j’aime Belle-Île, je dois l’avouer, j’aimais Belle-Île avec Hubert Damisch, mais je n’aime pas les îles.
Lui les aimait. Au point de s’en faire le Messager dans un livre archipel fait de courtes fictions, de souvenirs d’enfance, de guerre et de voyages, qu’il publiait il y a quelques années.[1]
Toute cerclée qu’elle est par la limite du rivage, l’île n’a pas de frontière, elle a un bord. On sait tous ça. Et il faudrait beaucoup admirer le fait qu’une île a un bord et pas de frontière, mais moi pas.
Ce n’est pas que j’aime particulièrement les frontières, mais ce sont des limites tracées sur des espaces illimités. Or j’ai besoin, pour dormir tranquille, de me dire que je peux à tout instant me tirer de là. Bien sûr je n’y pense pas à chaque instant, mais la possibilité de sauter dans une voiture, de prendre la route pour partir, partir ailleurs, loin, sortir — comme d’ailleurs d’être assuré d’avoir toujours sur moi une somme d’argent suffisante en liquide — est une pensée qui m’est nécessaire. Sans quoi je me sens menacé, piégé, enfermé.
Les îles m’angoissent. Tandis que pour Hubert Damisch, penser aux îles, penser les îles était "un remède contre l'anxiété". L’île semblait pour lui un refuge. Quelle idée.
Pourquoi croit-on que c’est sur des îles qu’on a édifié les plus redoutables colonies pénitentiaires dont on ne s’évade jamais ? Alcatraz, Gorgona, Guantanamo etc., la liste est longue des îles-prison. Même Belle-Île-en-mer aura été le lieu d’un centre de détention, une maison de correction pour enfants devenue célèbre par la révolte qui eut lieu en 1934.
S’évader, voilà à quoi me fait penser une île. Personne ne m’a jamais rien dit à cet égard, aucun conseil, cela fait en quelque sorte partie de moi. Pouvoir partir, tout quitter fait en somme partie de mon ADN mental. Une pensée de derrière la tête. On n’a pas constamment à l’esprit ce que contient son ADN, c’est simplement là, un composant de votre capital génétique, un capital de vie. De survie sans doute.
En fait les Juifs ne doivent pas tellement aimer les îles. Si la Pologne avait été une île, mon père n’aurait pas pu la quitter, en tout cas pas si aisément, si je puis dire. Bien sûr il y avait le problème des frontières, sérieusement gardées, mais les frontières, d’une façon ou d’une autre, légalement ou illégalement, avec audace ou ruse ou force, en pleine lumière ou en pleine nuit, ça se franchit. Le bord, c’est autre chose. C’est le destin de l’île d’être arrêtée à son rivage. Destin borné.
La frontière c’est autre chose. La frontière qui limite suppose une illimitation du territoire.
C’est drôle comme on pourrait parler de tout ça en termes houellebecquiens, entre Extension du domaine de la lutte, La possibilité d’une île et La carte et le territoire. Problème d’espace, problème géographique, problème cartographique. Hubert Damisch disait d’ailleurs qu’il n’y a d’île qu’à vol d’oiseau. C’est-à-dire que la possibilité d’une île est une possibilité cartographique. Un point sur une carte.
Et un point ça ne se divise pas. Un Tout délimité. Le continent peut se diviser, on peut y faire passer des frontières, l’île reste une. Image de souveraineté. C’est peut-être pour ça qu’elle rassure et pour ça peut-être qu’elle m’angoisse. L’île comme figure de l’Un.
Finalement, les îles seraient des signes de ponctuation. Pour Hubert Damisch, la ponctuation des îles semblait une condition de la pensée. « Le monde ne serait pas ce qu'il est, ni l'art ni la pensée, sans la ponctuation et la profondeur de champ qu'y introduisent les îles, dans toute leur diversité et leur insubmersible distance. » L’idée de penser à partir des îles m’est absolument étrangère. Pour moi, l’île est un arrêt de la pensée. Ponctuation mais genre punto final.
Et vive Christo ! Vivent les Surrounded Islands, une œuvre de Christo et Jeanne-Claude réalisée en 1983 dans la baie de Biscayne en Floride.
Onze îles dans la baie de Biscayne face à Miami. Chacune est encerclée d'une sorte de jupe de polypropylène rose fuchsia. Ces volants entourent entièrement l’île et suivent leur contour, recouvrant en partie les plages et s'étendant aussi sur l'eau en flottant jusqu'à 60m.
Autrement dit, avec ses jupes fuchsia, Surrounded Islands est une œuvre qui efface les bords des îles. œuvre sans bord, supprimant les bords, Surrounded Islands délivre les îles de leur destin. Effacer les limites, œuvre libératrice.
J’aime pas les îles. Heureusement que j’aimais Hubert Damisch.
Gérard Wajcman
[1] Hubert Damisch, Le Messager des îles, Paris, Éditions du Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 2012.