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L'affiche de F. et Stein

L'affiche de F. et Stein

J'ai choisi cette affiche parmi les quatre images proposées et je vois que cette reproduction est photographiée sur une autre où l'on aperçoit des losanges gris et verts sur fond rose qui me font penser au travail du décor « d'Insaisies ». J'avais cousu 250m2 de draps blancs ensemble (nous n'avions pas encore les moyens d'acheter de la vraie toile de fond chez un fournisseur professionnel) sur lequel j'ai peint toute la surface avec deux éponges trempées dans des seaux, contenant la couleur rose et un autre blanc, en tapotant alternativement l'une et l'autre côte à côte, moi seule pour que ça reste le même geste sur toute la surface.

Par-dessus j'ai ajouté au pochoir des losanges verts jaunes et gris sur lesquels j'ai saupoudré des paillettes, et tracé des diagonales noires surmontées d'un point rouge. J'avais pratiqué de nombreux essais de couleurs, de motifs et de dimensions devant le mur de la Cour Jacques Cœur, à l'arrière du musée Fabre de Montpellier accompagné par Dominique pour y parvenir. Il m'avait demandé de lui proposer un papier cadeau pour emballer le mur de fond de scène de ce lieu, tellement il était heureux et considérait comme un cadeau de montrer cette pièce et de danser dans ce nouveau cadre du Festival débutant.


Chaque création était une aventure. « F et Stein », cette sorte de duo avec le guitariste Sven Lava, a été conçu par Dominique qui y a mis toutes ses tripes, pour une seule représentation, comme une sorte de happening au départ. Il avait besoin d'extérioriser des facettes de lui-même, différentes des chorégraphies virtuoses comme il saura toujours faire et de mieux en mieux maitrisées.

Pour ce premier décor, nous étions allés fouiller dans le sous-sol de l'opéra de Montpellier et nous en avions rapporté des morceaux de moulures cassées et mises au rebut pour les disposer en fond de scène, mêlés à un arrangement particulier de bâches plastiques.

Ensuite, lorsque l'on a reçu un accueil si favorable que nous sommes partis jouer dans la Chapelle de Villeneuve lez Avignon, puis à Lyon au théâtre de l'atelier et au Transbordeur, ainsi que dans une autre salle dédiée aux concerts de Rock à Montpellier, et bien d'autres. Nous avons décidé d'adapter la scénographie à chaque lieu.

Nous emportions une malle remplie de ces bâches plastiques salies, celles qui m'avaient servi à protéger le sol lorsque je peignais de grandes toiles de fond, et d'autres plus fines et poussiéreuses, un peu déchirées. Le souhait de Dominique était que ces bâches, froncées, suspendues, arrivent de la salle, des cintres ou des coulisses « comme une maladie ». Il était aussi nécessaire de pratiquer des avancées prolongeant certains pendrillons, quand il y en avait, pour faciliter les sorties de scène pendant lesquelles Dominique devait changer de costume très rapidement, aidé par une habilleuse ou par moi, ou bien de me débrouiller pour créer un volume à ces endroits-là. Je préparais à l'avant-scène, de longs plastiques chiffonnés dans lesquels je glissais à un endroit précis, la chemise à volants que Dominique allait découvrir à un moment de la pièce pour la revêtir par-dessus son Marcel (sous vêtement blanc).

Il fallait aussi demander à l'avance que l'on nous trouve des pièces de palettes cassées, des morceaux de béton dont pouvaient sortir des tiges de métal rouillé, enfin toutes sortes de matériaux abîmés qui m'aideraient à donner l'illusion de la fin d'un monde.

C'est ainsi que la scénographie a varié en fonction des lieux, pas toujours adaptés à une représentation conventionnelle.

Pour moi, cette façon de travailler équivalait à une improvisation à chaque fois. J'avais un temps sur le plateau spécialement dédié pour l'installation. J'ai aimé cette complicité avec Dominique et toute l'équipe.

Nous fonctionnions encore à l'économie de moyen, nous étions logés dans de petits hôtels et nous étions heureux de voyager ensemble. Toute l'équipe s'entendait bien, Jacques Châtelet pour les lumières, Angelin Preljocaj l'assistant et moi à la scénographie.

Martiza Gligo qui avait réalisé les costumes ne nous accompagnait pas.

Les scénographies des pièces de Dominique sont indissociables de la chorégraphie, comme dans un tissage, on ne peut séparer le fil de trame du fil de chaîne. Dominique avait des intuitions visuelles, émotionnelles, ou des désirs qui faisaient partie de son propos dès la conception, et que j'essayais de transcrire en couleurs et matière dans l'espace. Il arrivait un moment où l'on savait que c'était juste, plus de tâtonnement, plus de doute, c'était juste !

J'avais une relation particulière avec Dominique puisque j'ai vécu auprès de lui et suis restée sa complice jusqu'à sa mort. Nous nous sommes rencontrés au mariage de son frère, à l'époque où il commençait la danse. Dominique me parlait de son travail, dès le début de chaque pièce y compris lorsque je n'allais pas l'accompagner pour la scénographie. Il me parlait de ses collaborateurs. J'ai vécu chaque période de création intensément à ses côtés et assisté aux répétions et aux représentations de tous ses spectacles. J'étais toujours dans la confidence de ses problèmes et de ses joies.

1983, à cette époque certains danseurs de la compagnie ont été jaloux de ne pouvoir eux aussi s'exprimer différemment, sauf peut-être dans le film Tant mieux ! Tant mieux ! de la même année. Il faudra attendre 7 ans pour que Dominique les propulse dans des improvisations issues de leur personnalité propre comme dans Jours étranges.

Il savait détecter la richesse des gens et les amener à la révéler au-delà de la conscience qu'ils pouvaient en avoir.


« La Dame en noir a peur » a-t-il écrit dans ses notes préparatoires à la pièce.

Le spectacle commençait par l'entrée de Dominique, à partir de la salle, revêtu d'une grande robe noire style Renaissance, la tête recouverte d'une sorte de capuche en voile noir au travers de laquelle il pouvait voir sans être reconnu. Il était suivi par un halo de lumière et accompagné d'une sorte de plainte à la guitare électrique venant du fond de scène pas encore éclairé. Le personnage montait sur le plateau et il s'en suivait une danse des mains de Dominique, et des bras, très blancs, sortant de ces grandes manches du costume.

Certaines danses de ce spectacle entrainaient le corps de Dominique dans des contorsions dangereuses, si bien qu'une fois, dans la chapelle des Pénitents Blancs à Avignon, Dominique s'était déboité le genou. Il l'a reboité sans que les spectateurs s'aperçoivent de l'accident et de la douleur car Dominique a continué à jouer jusqu'au bout, pour filer en coulisse sans faire de salut à la fin, où une ambulance l'attendait.

Dominique dans cette pièce, a joué la Peur, la dérision, la fatuité, l'humour, le déchainement, l'étrangeté, la séduction, le duel avec Sven qui l'a porté et stimulé. Il s'est révélé hybride comme une sorte de créature du docteur Frankenstein, comme nous le sommes tous, sans déployer nos facettes inavouables ou ridicules, comme nous dansons seuls parfois dans notre chambre.

Christine Le Moigne