Quand il prend la tête de l'APU (l'association pour le prix unique du livre), en mars 1977, Jérôme Lindon (1925-2001) est un des éditeurs les plus respectés du pays. Résistant à 18 ans, membre des FFI, il entre un peu par hasard, comme chef de fabrication, aux éditions de Minuit à la fin de l'année 1946. Deux ans plus tard, il en prend la direction pour ne plus la quitter jusqu'à sa mort. Cet engagement de jeunesse, au service d'une cause dont la morale est le fil conducteur, fera de lui un éditeur à part. À la tête d'une maison d'édition prestigieuse, fondée par Pierre de Lescure et Jean Bruller (Vercors), qui compte l'essentiel de la Résistance littéraire dans son catalogue, il l'ouvre au Nouveau Roman en regroupant autour de lui Samuel Beckett, Michel Butor, Claude Ollier, Robert Pinget, Alain Robbe-Grillet, Nathalie Sarraute et Claude Simon. À partir de 1958, un autre engagement va placer la maison d'édition dont les livres sont reconnaissables entre tous au centre de l'actualité, son combat pour le droit des Algériens à obtenir leur indépendance. La couverture blanche avec une étoile qui brille dans la nuit et la lettre « m » au centre, donne alors à lire L'Algérie en 1957 de Germaine Tillion et Pour Djamila Bouhired de Georges Arnaud et Pierre Vergès en 1957, La Question d'Henri Alleg et L'Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet en 1958, et La Gangrène en 1959. Suivront, en 1960, Le Déserteur de Maurienne, Notre guerre de Francis Jeanson, et bien d'autres titres qui vaudront procès et attentats au courageux éditeur de la rue Bernard-Palissy. Signataire, en 1960, du « Manifeste des 121 » pour le droit à l'insoumission dans la guerre d'Algérie, il a maintenu très haut l'idéal de résistance qui l'anime depuis 1942.
Éditeur de Pierre Bourdieu et d'autres sociologues de premier plan, il engage en 1977 le dernier grand combat de son existence, dicté par son refus de voir mourir les milliers de librairies indépendantes qui assurent la présence de livres de qualité dans toutes les communes de France. Alors que la FNAC a ouvert à Paris rue de Rennes, en mars 1974, son premier magasin de livres, la suppression du prix unique du livre en 1979 lui permet de proposer des « discounts » de 20 à 35 %. La grande distribution, emmenée par Édouard Leclerc, a imité la FNAC, rapidement implantée en province, promettant aux libraires le sort des disquaires, c'est-à-dire la disparition au nom du droit des consommateurs à bénéficier des prix les plus bas. Fort du soutien des partis de gauche et de Jacques Chirac, bien soutenu par le nouveau ministre de la Culture, Jacques Lang, Jérôme Lindon verra avec satisfaction la loi sur le prix unique du livre promulguée le 10 août 1981, trois mois après l'arrivée de François Mitterrand à l'Élysée. Quarante ans après avoir été adoptée, la loi Lang a fait tache d'huile en Europe, justifiant l'engagement d'un éditeur rebelle demeuré jusqu'à sa mort un exemple pour sa profession.
Jean-Yves Mollier