Pour cette raison - et nous goûtons l’ironie de placer ces quelques lignes sous l’autorité de Descartes - l’entreprise titanesque de réforme de la pensée, telle que conçue et mise en œuvre par Edgar Morin, n’a pu être envisagée sans que soit posée la question de l’éducation.
En plaçant cette question au cœur de son travail, Morin s’inscrit dans une tradition très ancienne : la naissance de la philosophie et celle de l’école sont allées de pair. Trop de penseurs contemporains, plus attachés à critiquer l’institution scolaire, lieu de reproduction des dominations, qu’à imaginer sa re-fondation, ont négligé cet aspect essentiel des choses.
Comment peut-on proposer un autre mode de pensée, seul capable d’affronter la complexité du monde, sans s’interroger sur la meilleure façon de l’enseigner, de le transmettre aux jeunes générations ? Une pensée isolée, toute géniale qu’elle soit, ne peut prétendre qu’à des fécondations limitées.
Très tôt, ce souci apparait dans l’œuvre de Morin. Ce dont témoigne le mot de Jack Lang.
Ce n’est pas qu’une affaire d’aménagement de programmes, de répartition horaire, de pont entre les disciplines. Bien qu’à l’évidence tout cela ait son importance. Il s’agit aussi de se confronter à un problème difficile, jadis formulé par Marx : « Qui éduquera les éducateurs ? »
Car pour transmettre de nouveaux savoirs, ou de nouvelles manières de se rapporter aux savoirs existants, encore faut-il que les enseignants aient compétence pour le faire. Enseignants qui ont été eux-mêmes enseignés… C’est un peu l’œuf et la poule.
Nous nous souvenons d’une tentative, à vrai dire unique et disons-le sans grand lendemain, de prise à bras-le-corps de ces questions. C’était en 1997. Le ministre de l’Éducation Nationale de l’époque, Claude Allègre, avait proposé à Edgar Morin de présider un « Conseil scientifique » voué à faire des suggestions pour l’enseignement des connaissances dans les lycées.
Ce furent huit journées thématiques d’une grande intensité intellectuelle, mêlant d’éminents professeurs au Collège de France, des universitaires et des chercheurs de toutes disciplines, et quelques modestes professeurs de lycée (dont nous étions).
Il s’agissait de favoriser l’émergence de nouvelles humanités, de rendre possible la formation d’esprits capables d’organiser leurs connaissances plutôt que d’emmagasiner une accumulation de savoirs, d’enseigner la condition humaine, d’apprendre à vivre, et de refaire une école de citoyenneté ; et d’inscrire les disciplines enseignées dans des objets à la fois naturels et culturels : le monde, la terre, la vie, l’humanité…
Toute réforme un peu sérieuse de notre système éducatif, qui ne se limite pas à d’habiles saupoudrages, devra tôt ou tard s’en inspirer.
« Armons-nous d’une ardente patience ». C’est par ces mots qu’Edgar Morin concluait son introduction à ces journées mémorables.
François L'yvonnet