Qu’André Balthazar ne figure guère en qualité d’auteur parmi les entrées répertoriées dans l’inventaire n’a pas vraiment de quoi surprendre, puisqu’il s’agit du fonds Bury. Et en même temps, il y est partout présent : nommé une centaine de fois, il hante les pages de ce document à la manière d’un fantôme, la plupart du temps sous l’expression : « Note jointe d’André Balthazar ». Ces notes, qui précisent généralement où et quand le manuscrit ou le dactylogramme concerné a été publié, sont bien représentatives du rôle d’André auprès de Pol Bury écrivain : il fut celui qui, bien souvent, tapait ses textes à la machine, qui les classait, qui les rangeait dans des dossiers dûment étiquetés et archivés. Le 12 août 1971, Pol Bury écrit dans son journal : « Balthazar depuis mardi brûle, range, classe à Saulx… » — tandis que lui-même se dit incapable de dominer les masses de feuillets qui s’accumulent ou se dispersent : « La science de l’ordre m’échappe et je ne cesse de me débattre avec mes papiers, mes outils pour savoir où ils ont pu s’enfuir ». Grâce à André, les cartons contenant ce qui allait constituer le fonds d’archives de l’artiste ne sont pas arrivés dans un désordre total.
Chez André et Jacqueline, rue Daily-Bul à La Louvière, Pol était en effet présent partout : estampes et affiches serrées dans des chevalets, collection complète de ses livres et de ses catalogues d’exposition alignée sur des rayonnages, boites d’archives abritant ses journaux personnels— tout cela casé dans les différentes pièces et jusque dans l’escalier. Comme à ces archives s’ajoutaient celles du Daily-Bul ainsi que celles d’André Balthazar lui-même, on conçoit que le rangement de cette importante collection était vital dans une maison habitée ! Pol Bury en déposait les pièces à mesure chez son archiviste attitré, et lorsqu’il lui prenait envie de consulter ses propre cahiers, c’est là qu’il les trouvait : « Je viens de relire, distraitement, des pages de journal que j’écrivais il y a près de 10 ans : 1962 […] chez Balthazar, l’investigateur fidèle et consciencieux. » Aussi ce dernier eût-il souhaité que le fonds répertorié à l’Imec s’appelât : « Bury-Balthazar ».
C’est en 1950 qu’André avait fait la connaissance de Pol, à l’époque où celui-ci tenait une librairie à La Louvière pour gagner (maigrement) sa vie, tout en continuant à peindre le soir dans son atelier. Balthazar évoque à maintes reprises cette rencontre fondamentale : « J’avais seize ans, Bury vingt-huit : entre nous, douze ans, comme en 1938 entre Chavée et lui. Amusante coïncidence. D’autant plus qu’il allait un peu jouer avec moi ce que Chavée avait joué avec lui : ainsi m’ouvrit-il bien des portes en bien des domaines. » La suite, ce sera, en 1953, la drôle d’« académie » que fut celle de Montbliart, où les deux complices s’essayèrent à l’édition, appelée à un développement bien plus durable par la suite sous l’enseigne du Daily-Bul. Le Daily-Bul et sa « pensée » cultivant le faux sérieux, ses banquets, ses inaugurations, ses expositions, ses tracts, sa revue, ses livres, et surtout ses franches soirées de fou rire comme on peut le voir sur les deux photographies jointes, où s’échangent, entre Bury, Balthazar et Chavée des discours toujours pleins d’humour et de drôlerie loufoques !
Au début et jusque dans les années soixante, tracts et revue étaient fabriqués par nos deux coéditeurs : l’un comme l’autre mettaient la main à la pâte, de la manière la plus concrète qui soit. Marius Jauniaux, un ami imprimeur, qui les aidait de son savoir-faire lorsque le support était difficile à manier, leur avait indiqué l’endroit où était cachée, dans la forêt de Mariemont, une vieille presse ayant servi avant guerre à imprimer clandestinement La Voix de Lénine. Celle-ci était évidemment hors d’usage, et il a fallu tout le génie bricoleur de Pol Bury pour la remettre en état. Quant aux matériaux, ils provenaient la plupart du temps de la récupération, qu’il s’agisse de chutes de papier ou de rebuts divers, de plombs typographiques puisés dans de vieux casiers en bois, ou de vignettes dénichées dans des brocantes. Plus tard, lorsque Bury prit son essor vers la France et les Etats-Unis, c’est essentiellement André qui allait plier, rogner et agrafer chaque exemplaire de la collection des Poquettes volantes. Il s’est dès lors principalement chargé des travaux d’édition, mais toujours en liaison avec l’ami Pol qui, entre deux séjours à La Louvière, avait l’habitude de l’appeler tous les dimanches à midi.
Quant à ses propres manuscrits, Pol Bury les donnait à relire à André Balthazar avant publication pour vérification de l’orthographe et de la syntaxe, surtout par perfectionnisme d’ailleurs car, en réalité, on relève peu de fautes dans ses journaux personnels. Comme l’œuvre plastique, l’œuvre écrite se devait d’être impeccable, contenu et contenant : l’artiste veillait également avec le plus grand soin à l’aspect physique de ses livres. Avec André, il était en confiance : « J’écrivais beaucoup et il toilettait mes textes. Je lui ai du reste dédicacé Les Gaietés de l’esthétique par ces mots : “Pour A. B., surveillant attentif de la syntaxe” ». Ajoutons la dédicace, teintée d’autodérision, figurant dans La Boule et le Trou : « À Aristophane de Byzance », c’est-à-dire André Balthazar, dont les initiales sont les mêmes que ce grammairien d’Alexandrie connu pour avoir produit la première édition critique des poèmes homériques au IIIe siècle avant J-C.
Éloigné de La Louvière par l’essor de sa carrière artistique, Pol Bury n’en est pas moins resté en liens très étroits avec André, non seulement en vertu d’une indéfectible amitié, mais aussi à travers les activités Bul. Si le développement de l’édition a permis à Balthazar de rencontrer nombre d’écrivains, c’est une multitude d’artistes du monde entier que Bury apporte au Daily-Bul, non seulement pour la revue et les livres, mais encore pour des expositions qui illustrent à leur manière l’esprit d’irrévérence qui les anime. Lorsque le duo lançait des enquêtes sur des questions biaisées ou farfelues telles que « Qui êtes-vous/Who are you ? » ou « Quelle est, selon vous, l’œuvre d’art la plus niaise ? La moins niaise ? » ou encore « Comment voyez-vous votre dernière demeure ? », ils recevaient des masses de réponses de célébrités de toutes tendances. Il en allait de même pour les expositions, en vues desquelles ils envoyaient un peu partout des dizaines de « sujets imposés » plus ou moins absurdes comme : « Hyperréaliste restaurant un mirage », « Art pauvre demandant l’aumône » ou « Artiste minimum garanti » : il est étonnant de voir non seulement le nombre impressionnant d’artistes qui ont répondu, mais aussi leur diversité, les plus « sérieux » eux-mêmes ayant participé avec enthousiasme.
Certes, les deux amis occupaient respectivement un champ privilégié, Balthazar se définissant d’abord comme écrivain et Bury comme sculpteur, mais chacun avait un pied dans le domaine de l’autre. Pol Bury, en particulier, même s’il considère l’écriture comme une activité seconde, se livre néanmoins avec passion à une véritable écriture de création, dont les racines plongent dans sa pratique artistique et les productions présentent une remarquable variété de formes. Farouchement solitaire dans l’exercice de son art, il se montre plus solidaire lorsque la « main à plume » prend le relais pour en explorer les profondeurs : « La littérature, dit-il, a armé notre amitié, avec tout ce que cela comporte ».
Car au fond cette connivence est d’abord et avant tout une grande histoire d’amitié. Dans L’Air de rien, catalogue accompagnant une exposition consacrée à André Balthazar en 2004, figure un dialogue entre « Bu » et « Ba », où l’un et l’autre se bousculent quelque peu, pudeur oblige. Mais, malgré ces bourrades, il vient bien un moment où l’on appelle un chat un chat :
« Bu : C’est très rare une amitié de plus de cinquante ans. Enfin je crois.
Ba : Moi aussi. »
Frédérique Martin-Scherrer