La correspondance en archive : une histoire de temps
Écrit par Lætitia Ferralis
Laetitia Ferralis est étudiante à l’Université de Caen en Histoire et Patrimoine, spécialité archives. Elle a effectué son stage de Master 2 à l’Imec où durant 5 mois, début 2021, elle a eu pour mission de classer la correspondance du poète et critique d’art Alain Jouffroy.
« Sentiment rare que cette soudaine rencontre avec des existences inconnues, accidentées et remplies, qui mêlent, comme pour mieux embrouiller, le proche (si proche) et le lointain, le défunt »[1].
C’est ce que l’on ressent lorsqu’on pénètre dans les archives de correspondance d’une personne. Ce n’est pas un acte anodin. Cela vous plonge dans une faille temporelle le temps d’une journée, d’une semaine, d’un mois voire de plusieurs mois. Le rapport au temps est modifié et toutes ses dimensions sont engagées. Ce fut mon cas lors du classement de la correspondance d’Alain Jouffroy. Poète et critique d’art, il décida de déposer ses archives à l’Imec dont une part consiste en une volumineuse correspondance. Pas moins de 50 boîtes ont été nécessaires pour contenir la totalité de ses échanges et cela avant traitement.
Se lancer dans le classement d’un tel volume demande un peu de préparation et de temps. Échantillonner d’abord, pour estimer l’état du fonds, son classement (Alain Jouffroy avait classé ses papiers de manière chronologique), sa variété, pour visualiser les types de contenus que l’on va rencontrer : deux boîtes sont choisies par décennies dans ce fonds qui s’étend de 1957 à 2008. Il en ressort une grande diversité de scripteurs et de documents car aux lettres se mêlent des notes de travail, des communiqués de presse, des coupures de journaux, des cartons d’expositions …
Le sondage enclenche ensuite une réflexion sur le type de classement à établir. Il faut alors garder en tête que ces archives sont classées pour être utilisées. Il importe de prendre la place du chercheur et d’envisager sa manière de travailler. Le fonds doit être rendu pertinent, lisible et exploitable. Le volume à traiter conduit au choix d’un classement alphabétique des scripteurs et du regroupement en dossiers de certains comme les maisons d’édition, les galeries, les musées, les revues … tout ce qui touche à un domaine particulier de son activité.
La durée d’exécution entre également en jeu car cela prend du temps de parcourir plusieurs milliers de lettres, de croiser autant de noms, de déchiffrer autant d’écritures, de signatures dont certaines, malgré les heures passées à mener l’enquête, gardent à jamais secrète l’identité de leur main. Si le temps est une valeur fondamentale en archives, il me semble que c’est encore plus vrai lorsqu’il s’agit de correspondance. En effet, il s’établit un autre rapport à la temporalité lorsque le déroulement de la vie d’une personne se dévoile à travers ses mots, à travers les mots des autres. Plusieurs semaines pour parcourir une vie, c’est le bon ratio pour avoir l’impression d’accompagner Alain Jouffroy durant ces années : les premiers échanges, les prises de distance, les retrouvailles, les succès, les échecs, les événements mondiaux, les premiers qui partent … et l’écriture qui se transforme. C’est un point commun chez tous les scripteurs qui s’obstinent à écrire à la main. Plus saccadée, tremblante, la graphie est un témoin fidèle du temps qui passe.
Et comme ça en quelques semaines c’est terminé. La correspondance est classée, en attente d'enregistrement. Les boîtes sont vides. Petit pincement au cœur, mais j’ai fait de belles rencontres.
Les lettres sont alors reconditionnées en dossiers prêts à être décrits sur une base de données selon un plan de classement qui doit permettre une compréhension et une accessibilité rapide du fonds. Cette dernière étape aussi prend du temps mais reste indispensable pour permettre à l’œuvre d’Alain Jouffroy et à sa vie de s’inscrire dans le Temps.
[1] Arlette Farge, Le Goût de l’archive, Éditions du Seuil, Paris, 1989, p.15.
L'œuvre d'Alain Jouffroy est publiée aux éditions Gallimard, Fage, Artéos et L'Atelier contemporain.
Alain Jouffroy a également déposé des documents aux Archives de la critique d'art.