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Resnais, acteur

Resnais, acteur

À l’heure où j’écris ces lignes, un film m’habite. Il n’est pas de vous, cher Alain, mais d’une comédienne que vous avez dirigée dans votre dernier film, Aimer, boire et chanter, et qui, comme nombre de vos collaborateurs, était très attachée à vous. Le premier long métrage de Sandrine Kiberlain, Une jeune fille qui va bien, a gagné en janvier les écrans français et je suis prête à parier qu’il vous aurait touché, vous aussi. Son héroïne, Irène, est une Parisienne de dix-neuf ans passionnée de théâtre, qui prépare avec ferveur, à l’été 1942, le concours d’entrée au Conservatoire national d’art dramatique.

En 1942, comme elle, vous étiez apprenti comédien, élève au cours René Simon depuis un an. La pratique du jeu vous attirait. Vous vous y étiez essayé, à Nice, dans le cadre du Cercle Molière de Victor Sayac, juste avant de vous inscrire à ce cours parisien où vous avez côtoyé, jusqu’en 1943, Suzanne Flon, Maria Casarès, Danièle Delorme, Micheline Presle, Martine Carol, Daniel Gélin ou François Périer. Vous avez aussi fait partie pendant quelques mois des Théophiliens, le groupe théâtral de la Sorbonne, où vous avez joué avec Roland Dubillard. D’ailleurs, comme vous, l’auteur de Naïves Hirondelles s’est retrouvé incorporé dans les troupes d’occupation en Autriche, où il a écrit et interprété, en 1946, Il ne faut pas boire son prochain, pièce parue aux éditions Le Manteau d’Arlequin.

Arlequin. Ce nom comme un sésame nous relie à l’enfance, territoire sacré que vous avez toujours su cultiver. Dans les pages de ce précieux programme retrouvé dans vos archives, la petite histoire nichée sous le nom de la troupe dirigée par André Voisin, que vous avez intégrée en 1945, est racontée : les Arlinquins naissent d’une exclamation d’enfants qui, lors d’une représentation ambulante organisée dans un village par Firmin Gémier, avaient soulevé le rideau d’une loge et s’étaient écrié, en voyant les comédiens se maquiller : « Les Arlinquins, les Arlinquins ! » Quand on pense que cette troupe fut celle du corps français d’occupation en Allemagne, puis en Autriche, dans le régiment du général de Lattre de Tassigny, on peine à faire le lien entre l’innocence joyeuse de son nom et le contexte martial dans lequel elle est née… Mais c’est là aussi la beauté du geste qui la sous-tend : « Nous aimerions à prouver que le théâtre peut encore revivre et apporter au monde d’harmonieuses et apaisantes paroles », écrit André Voisin dans ce livret qui accompagnait les représentations d’Humulus le muet de Jean Anouilh et Jean Aurenche et du Barbier de Séville de Beaumarchais. Dans le premier, une pièce d’un quart d’heure, vous jouiez un hobereau ; dans le second, don Bazile, chapeauté en ecclésiastique. En temps de guerre, plus que jamais sans doute, l’art de jouer est un acte de survie. Et avec vos camarades Marcel Marceau ; Henri Belly que dirigeront plus tard Guitry et Becker ; le futur réalisateur pour la télévision Jean-Pierre Marchand ; Georges Denis qui sera votre assistant, comme Belly, sur votre court métrage amateur Domela ; le baryton Jacques Pruvost, récitant de Guernica au côté de Maria Casarès ; ou Robert Bordenave, qui sera acteur pour Roger Planchon et apparaîtra à la fin de Muriel, et quelques autres, vous étiez des comédiens hautement investis. Sous la houlette d’André Voisin, qui deviendra producteur, réalisateur et présentateur de la série télévisée populaire Les Conteurs et directeur du Théâtre-École Marigny à la fin des années 1950, vous meniez une vie de troupe qui, on l’imagine aisément, devait vous réjouir en dépit du contexte. Ensemble, vous avez vécu d’amples péripéties qui vous ont conduits dans ce chalet de Schönberg, en Autriche, à mille deux cents mètres d’altitude, dans une annexe d’hôtel transformée en théâtre. À en croire les récits d’André Voisin, vous vous leviez chaque jour à sept heures et débutiez par deux heures de mime — Marcel Marceau vous guidait — avant de prendre votre petit déjeuner. Suivaient une heure de ski et une heure d’exercices de diction ; vous répétiez l’après-midi et jouiez le soir. Ainsi allait le cours de votre vie quatorze mois durant pour un bilan de treize pièces montées !

Ces pages jaunies, que nous tenons aujourd’hui entre nos mains, attestent ces soirées. Ce qu’elles ne disent pas tout à fait, c’est à quel point le trac vous tenaillait et eut raison de votre carrière de comédien. « Un trac effroyable », disiez-vous.

Dans le film bouleversant de Sandrine Kiberlain, Irène en est saisie, elle aussi, au moment de passer son concours. Elle a pour cela un remède, le même qui l’aide à retrouver ses esprits quand ses vertiges la gagnent : elle croque de petits sucres cachés dans son sac à main et tire sur les lobes de ses oreilles. Je m’interroge : aviez-vous des trucs pour contrer le trac, vous aussi ? Qu’aviez-vous en tête avant de poser le pied sur la scène après les trois coups inauguraux ? Que faisiez-vous de vos mains ? Votre voix était-elle stable ?

Vos doutes vous empêchaient de vous déchaîner, écrit André Voisin. Il dit aussi que votre imagination vous menait ailleurs, comme si, peut-être plus porté par l’amour des comédiens que par celui du jeu, vous esquissiez déjà mentalement des mondes à orchestrer…

Comment ne pas penser, dès lors, à cette scène sidérante de Smoking où Sabine Azéma part en toupie et se roule par terre, enserrée dans une nappe quand le banquet dont elle a la charge tourne au fiasco ? Car si ce trac vous inhibait tant, on conçoit aisément votre jubilation quand vos acteurs chéris s’offraient corps et âme à votre regard et franchissaient le mur du son, ou touchaient à la grâce, comme dans l’éblouissant monologue d’André Dussollier dans Mélo.

Dans ce monologue, le passé, le présent et le futur se confondent par un savant jeu de lumières et de texte combinés. Je me suis toujours demandé si la physique quantique vous intéressait. J’aime à me dire que là où vous êtes, quelque chose du projet de ces Papiers Alain Resnais fait frétiller votre âme et remet en mouvement tout votre cinéma, qui, sans ce trac certain, peut-être n’existerait pas.

Une dernière chose : il y a une pliure sur la quatrième de couverture du programme des Arlinquins. Une trace. Celle de votre main, un soir de première ?

Anne-Claire Cieutat