Aller au contenu
Recherche

Alain Resnais, Chris Marker et La strada

Alain Resnais, Chris Marker et La strada

La lettre d’Alain Resnais à son ami Chris Marker, écrite à la main, concerne un projet de livre sur Federico Fellini conçu au moment de la sortie en France de La strada. Très chahuté en Italie, même s’il obtint le Lion d’argent à la Mostra de Venise, ce film a fait grand bruit au sein de la critique française. La critique de gauche italienne, d’influence marxiste, reproche au film son christianisme social, qui éloigne Fellini de la tradition néo-réaliste. André Bazin de son côté fera le constat suivant : « Pour en revenir à la psychologie, le propre de ces personnages est justement de n’en pas avoir ou du moins si fruste, si rudimentaire que sa description ne pourrait avoir tout au plus qu’un intérêt pathologique. Mais ils ont une âme. Et La strada n’est pas autre chose que l’expérience qu’ils en font et sa révélation à nos yeux. » Il s’agit d’un conflit ou une opposition entre conscience de classe et spiritualité ou élévation de l’âme.

Le livre est prévu de paraître aux Éditions du Seuil, l’écrivain François-Régis Bastide en est le maître d’ouvrage, lui qui sera bien des années plus tard, lorsque François Mitterrand deviendra président de la République en mai 1981, ambassadeur de France en Suède. À ses côtés : Juliette Caputo et Chris Marker. Resnais fait plus modestement partie des personnes remerciées pour leur collaboration.

La lettre de Resnais est factuelle, précise, une sorte de compte rendu d’activités. Il a trente-trois ans en 1955, Marker en a trente-quatre. Ce ne sont plus à proprement parler des débutants. Le premier a déjà réalisé un assez grand nombre de courts métrages amateurs puis professionnels, la plupart consacrés à des peintres. En 1953, les deux amis ont coréalisé un court métrage qui fut un temps interdit, Les statues meurent aussi avec le grand chef opérateur Ghislain Cloquet, parce qu’il dénonçait l’appropriation colonialiste de l’art africain. Marker a réalisé quelques courts métrages mais sa carrière est encore largement devant lui. Il est à cette période proche du Seuil où il dirige la célèbre collection « Petite planète ». En plus d’être une maison d’édition généraliste fondée et dirigée par Jean Bardet et Paul Flamand, Le Seuil est un important foyer intellectuel, depuis l’après-guerre, qui s’est placé à bonne distance du marxisme des Temps modernes, la revue animée par Jean-Paul Sartre, soucieux de participer au développement d’une véritable culture populaire dans l’esprit de la Résistance. Marker et Resnais fréquentent assidûment les bureaux de Travail et Culture, rue des Beaux-Arts à Paris, une association où ils côtoient Bazin, plus âgé qu’eux de trois ans, fondateur avec Jacques Doniol-Valcroze et Lo Duca des Cahiers du cinéma en 1951. Plusieurs tendances se mêlent au sein de Travail et Culture, des hommes de théâtre tels Jean-Marie Serreau, Pierre-Aimé Touchard, Charles Dullin, Jean Vilar et Jean-Louis Barrault, ou encore Louis Pauwels, directeur de la revue Planète, Paul Flamand, directeur du Seuil, Joseph Rovan ou Remo Forlani, qui animait un studio de marionnettes installé à la même adresse, ces deux derniers apparaissant au générique du livre sur Fellini. C’est dans ce milieu ou ce contexte culturel en pleine effervescence que Resnais et Marker ont forgé leur amitié.

Côté pratique, Resnais se charge de transmettre à Marker un long entretien réalisé avec Giulietta Masina, qui interprète Gelsomina dans le film qu’a réalisé son mari. Il pose aussi des questions à Fellini dans le cadre d’un entretien qui paraîtra dans l’ouvrage à la suite du scénario complet du film. Resnais a fait le voyage jusqu’à Rome pour mener ce travail, il s’occupe également de récupérer des photos auprès de Dominique Delouche, un proche de Fellini. Dominique Delouche a raconté, dans La dernière place (2015), comment s’est faite sa rencontre avec Fellini : au Lido à Venise un soir de septembre, il est ébloui par La strada, alors que le film est très mal accueilli par les Italiens, critiques et spectateurs réunis. Tout de suite après la projection, il se précipite dans la rue qui relie le Palais du Cinéma à l’hôtel Excelsior où séjourne le couple Fellini-Masina. Là, il déclare à un Fellini sombre et comme groggy par le mauvais accueil du film son enthousiasme et sa passion pour « le plus beau film jamais vu jusque lors ». Fellini s’en souviendra et fera de Dominique Delouche son assistant sur Il bidone, Les Nuits de Cabiria et La dolce vita.

Dans sa lettre, Resnais mentionne Carlo Ponti, le coproducteur de La strada avec Dino de Laurentiis, en des termes peu élogieux, n’hésitant pas à utiliser le mot maslacalzone, synonyme de « vaurien » ou « canaille ». Je doute que le futur Resnais, devenu l’auteur de Hiroshima mon amour et L’Année dernière à Marienbad, assumerait ce genre de vocabulaire, lui l’homme distingué et courtois, toujours respectueux de ses producteurs. Mais il s’agit là d’une lettre intime adressée à un ami et qui n’était pas destinée à être publiée. On découvre un Resnais actif, se mettant au service d’un projet collectif dont il n’est pas la figure centrale, laissant ce rôle à Bastide, Caputo et Marker. On retrouvera l’année suivante au générique de Toute la mémoire du monde ces trois noms, et aussi ceux de Jean Cayrol, Agnès Varda, Remo Forlani, Dominique Raoul-Duval et Joseph Rovan, toute une galaxie de personnalités gravitant dans cette mouvance intellectuelle et artistique proche du Seuil.

Cette courte lettre donne envie de creuser et d’en savoir plus sur la relation qui unissait Resnais et Marker, ainsi que sur l’intention de faire de ce livre sur La strada une sorte de modèle éditorial pour une collection à venir : le scénario détaillé et illustré, préfacé par l’auteur du film, ici Fellini en personne, suivi de documents d’excellente qualité organisés dans un long chapitre intitulé « Les routes de la strada » : une longue rencontre avec Masina, suivie d’une magnifique et passionnante conversation avec Fellini et du très beau texte de Bazin. Même si l’on regrette que cet ouvrage n’ait pas été suivi d’autres au sein d’une collection à la fois didactique et illustrée, c’est là un modèle de livre destiné à partager l’amour du cinéma.

Je me dois d’évoquer un souvenir personnel. En 1955 ou 1956, lorsque La strada sortit en Tunisie, j’avais à peine sept ans. Pour une raison qui demeure obscure, mes parents m’emmenèrent avec eux voir le film dans une salle de cinéma à Tunis — la capitale, alors que nous habitions à Sousse, une ville de plus petite taille où je suis né. J’ai passé à peu près toute la durée de la projection à dissimuler mon regard, pour ne pas voir le film. Tout me faisait peur, la promiscuité entre Gelsomina et Zampano, cette roulotte dans laquelle ils vivent et traversent les routes d’une Italie miséreuse, les numéros de cirque, la complainte de Gelsomina. Ce film est demeuré en moi comme le témoin aveugle de mon enfance apeurée et craintive. Les années ont passé et j’ai vite considéré Fellini comme un maître du cinéma, parmi les plus grands. Et n’ai revu La strada que bien des années plus tard, pour me confronter enfin à ce qui, dans mon enfance, relevait d’un traumatisme. La découverte de l’ouvrage paru au Seuil et jamais réédité, ainsi que la lecture du texte de Bazin me confirment qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre, riche d’une profondeur spirituelle et morale exceptionnelle. Et je suis touché que le jeune Resnais, quelques semaines avant le tournage de Nuit et Brouillard, y ait été assez sensible pour aller à Rome interviewer Fellini et Masina.

Serge Toubiana