Cher Alain Resnais,
Il y a douze ans on me demandait quel était le cinéaste absolu à mes yeux, je répondais que c'était vous.
Je ne sais pas pourquoi je l'ai affirmé avec autant d'autorité, sûre de mon goût, de ma gratitude. Je ne vous avais jamais rencontré, je n'avais pas tout vu ni tout lu de vous, j'étais au bord de votre continent et pourtant.
Quelques années plus tard, je vous ai vu dans un train. C'était celui qui nous menait à Cannes, au festival, je ne sais plus pour lequel de vos films, je ne veux pas chercher. Je ne veux pas chercher car je veux rester avec le souvenir de cette non-rencontre. J'aurais aimé tenir un journal intime pour vous partager mes pensées, les battements discrets de mon cœur ce jour-là, au-dessus des fuseaux horaires. Attendez, pas grave, je vais l'inventer ce journal intime, le voici. Pourquoi nier l'évidente nécessité de la mémoire...
Journal intime de rebecca z.
15 mai d'une année qui commence en 2000 quelque chose.
Je suis brune. Je suis jeune. Je descends à Cannes en train, parce que l'avion me fait encore peur, et que j'aime m'installer dans le cœur d'une ville, lire ou dormir et me réveiller tout à fait dans le cœur d'une autre, sans voir filer les zones industrielles qui se ressemblent trop aux abords des aéroports. Je ne sais pas encore que plus tard, au contraire, j'adorerai ça. Comme c'est agréable de changer, comme c'est confortable de savoir qu'on ne voyagera plus tout à fait avec soi-même, qu'on sera meilleure ou pire mais en tous les cas plus tout à fait la même, que nos moi sont successifs, qu'on n'est pas piégé.
Je ne vous vois pas d'abord, c'est en descendant du train que je vous remarque.
C'est difficile de ne pas.
Vous portez les cheveux blancs et touffus, de lourdes chaussures confortables parce qu'il vous est difficile de marcher. Vous êtes vieux.
Ce qu'on remarque immédiatement, ce sont vos lourdes lunettes très occultantes, deux caches sur les yeux – comme si la lumière, la réalité vous blessaient, qu'il fallait vous en protéger pour économiser votre regard.
Je crois que bien regarder, tu vois, je crois bien que ça s'apprend...
Alain, vous économisiez vos yeux parce qu'ils avaient trop bien servi.
Quand je vois ces quatre images de repérages à Hiroshima je pense à ce miracle, regarder ce qu'il y a de plus réel, de plus épais dans la réalité, le couloir d'un dispensaire et sa lumière diffuse en profondeur de champ, des instantanés d'une ville dont la forme a changé, ou pas, ou pas encore, avec l'histoire de son architecture, les traces muettes des scandales, des drames, des brûlures qui l'ont éventrée comme un corps. Cette manière de faire le point derrière, pas sur le visage. Le glissement sémantique d'une tonsure de vieille dans un dispensaire qui convoque les femmes rasées de la Libération.
Cette opération magique, métabolique d'un œil qui regarde bien, qui établit les ponts entre les mondes, le corps et le politique, l'amour et le champ de bataille, la guerre, le sexe, leur réconciliation.
L'idée que l'émotion naît de la pensée, ah comme elle m'a sauvée cette idée-là chez vous. Vous étiez le pamphlétaire de ma pudeur.
L'émotion, ça pouvait être ça ? Quel événement.
L'émotion, ça pouvait être ça.
La circulation sanguine entre l'intelligence et le cœur. Où Duras a-t-elle écrit d'une baignade en été qu'elle lui faisait plonger la tête dans l'eau jusqu'à la mémoire ? Je ne sais plus. Vos images ont baigné dans la lumière de cette phrase.
Une main vous aidait à descendre du train. Une main de femme. Celle de Sabine Azéma. Je tombe amoureuse de son profil parce qu'il me fait penser à ma mère, qui s'est arrêtée à cet âge-là. Ce profil presque asiatique, kazakh. Sa beauté, sa fantaisie. Le mousseux des cheveux qu'on ébouriffe d'une main, qu'on colore différemment d'une autre, qu'on change tous les ans, plus la même, pas une autre. Vous avez filmé ce profil. Je suis émue par ma tristesse d'orpheline et j'aimerais être adoptée, là, ce jour-là, par vous deux, que vous me teniez la main pour descendre à Cannes dans le grand monde qui fait peur, auquel parfois on ne comprend rien.
J'aurais besoin que vous mettiez en ordre l'univers sans sens dans lequel j'ai grandi, dans lequel je navigue parfois comme les rats de laboratoire de mon oncle d'Amérique, de l'amour à mort, ces rats qui sont vos alliés, vos amis, qui nous ressemblent.
J'aurais besoin que vous y ajoutiez de la musique, des phrases écrites, votre joie, des images et des corps. J'ai besoin de votre intelligence, Alain, l'intelligence ça nous tombe dessus, ça nous remplit. On n'y peut rien. Comme la folie.
Comme vous je veux combattre l'entropie par le cinéma. Combattre le non-sens, sa violence sourde, par les images, par des formes qu'on invente à chaque fois. L'expérience ultime, l'expérience. L'expérimental qui ne pose jamais à l'être, parce qu'il naît d'un point d'interrogation auquel on ne répondra pas. Il n'y a pas d'assertion chez vous, et pourtant combien de réponses.
Où est ce plan de neige qui tombe en silence et en lourds flocons des profondeurs d'un ciel de nuit très noire sur l'écran et que j'ai toujours cherché à refaire ?
C'est là je crois que j'ai commencé à être comme aujourd'hui je suis encore.
Je ne vous rencontrerai jamais, Alain. Pourtant quel événement.
Rebecca Zlotowski