Deux stylos, ou feutres, un rouge et un noir (à l'encre de Chine ?), et un crayon à papier. C'est tout.
Les deux feuillets sont perforés, ils devaient être rangés dans un classeur sans doute. En haut des deux feuillets, à droite, en lettres capitales énergiques, le nom du compositeur, BRAHMS, et en dessous du nom, une date, à l'encre noire, 1883. Une fiche donc ?
Suit le titre de l'œuvre, toujours en lettres capitales, noires elles aussi :
SYMPHONIE N^o^3 EN FA MAJEUR, op. 90.
Oui, suivi d'un point. J'aime l'idée d'Alain Resnais écrivant clairement, méticuleusement ce point-là. Je peux le voir assis, homme dans la force de l'âge, achevant le titre de cette fiche, satisfait.
Si je dis « dans la force de l'âge », c'est parce qu'un jour il m'avait expliqué qu'il avait compris, vers la cinquantaine, qu'il ne connaissait pas la musique classique (ce dont je doute aujourd'hui, mais là n'est pas la question), et qu'il avait entrepris une étude chronologique et assidue de celle-ci, en commençant par Monteverdi, et en terminant vers le milieu du xxe siècle. Bon, j'extrapole un peu, je suppose qu'il a dû inévitablement explorer la musique atonale et sérielle, alors j'avance le curseur de son intérêt un peu plus loin. Allons jusqu'à Messiaen, puisqu'il travailla avec Henze.
J'aurais dû me figurer, ayant appris à le connaître, qu'il avait rédigé des notes, corné quelques pages de musicologie, surligné quelques passages. Mais des fiches, non. Cependant, je savais qu'il gardait un carnet sur les acteurs qu'il avait pu remarquer et apprécier ici ou là, au théâtre ou dans des films (et je me demandais anxieusement : en faisais-je partie ?). Alors, un immense fichier sur l'Histoire de la Musique, quand on réfléchit à qui était Alain Resnais, c'est finalement une évidence.
Revenons à la fiche. Ou plutôt aux fiches, car elles sont au nombre de deux, à propos de cette troisième symphonie de Brahms. Deux fiches quasi identiques dans leur plan, mais contenant des informations différentes dans leurs détails, comme si Alain Resnais avait ajouté, pour lui-même, un second vernis de précisions sur la construction de l'œuvre.
La première fiche (en tout cas la première pour moi, car elles ne sont pas numérotées) aborde, en les rendant particuliers par l'usage d'une encre plus épaisse (celle du titre principal de la fiche), le nom et la spécificité de chaque mouvement de la symphonie, quatre en tout. Les notes sur chaque mouvement semblent avoir été écrites au crayon. Ce ne sont, sur la première fiche, que des commentaires brefs sur les tonalités, les thèmes musicaux, la construction par le compositeur, etc. Certains termes employés par Alain Resnais sont d'ailleurs personnels, subjectifs : un rapport de tierce, selon lui, n'est pas « orthodoxe », un thème témoigne d'un « génie orchestral »...
Ce qui est révélateur, c'est qu'il commente surtout l'œuvre de Brahms en termes de construction, d'élaboration, et ainsi, il le fait comme un monteur de cinéma parlerait d'un film. Il parle peu, ou pas du tout, des sentiments provoqués par l'écoute de l'œuvre, il en démonte simplement l'architecture. Il n'y a que cela qui semble l'intéresser.
Ce qui m'intrigue, c'est qu'il utilise des expressions ou des termes qui impliquent une connaissance assez technique de la musique, et plus particulièrement du solfège. Le connaissait-il ? Je ne me souviens plus, mais j'ai quelques doutes à présent. Il utilise des notions de tonalité, de « formes » musicales. À propos, il cite en post-scriptum ses propres sources analytiques, les deux musicologues anglais et français, sir Donald Tovey et Claude Rostand, avec numéro de page, mais sans titre d'ouvrage.
Bien.
Rien n'a encore été révélé. Car tout va prendre son sens au bas de la page, au bas des deux fiches consacrées à cette symphonie.
Alain Resnais a écouté pas moins de treize versions de l'œuvre, avec parfois le même chef d'orchestre dans différents enregistrements, et chaque écoute a reçu une appréciation. Clairement il s'agit d'enregistrements sur disques disponibles dans les années 1950 à 1980, car on y retrouve les incontournables de l'après-guerre, Bruno Walter en tête, suivi de Karl Böhm, de George Szell, etc. À chaque version, à chaque écoute donc, une note, exprimée sous forme de croix. Et Bruno Walter est toujours systématiquement le grand gagnant, à quelques demi-croix près. Il est intéressant de noter qu'Alain Resnais ne fait aucune mention du grand pape de la musique allemande de l'après-guerre, Karajan. Il n'a pas choisi de l'écouter, ni lui, ni Leonard Bernstein. Non, son classement n'inclut que quelques maîtres incontestés, fondateurs d'une certaine approche de la musique allemande. À ceci près, et c'est passionnant de le découvrir, qu'il choisit Bruno Walter, qui est le plus dynamique, le plus « romantique » presque. Un Brahms façonné par les mains d'un grand mozartien. De l'allant, et une certaine apesanteur, un dépouillement. Rien à voir avec ce qui allait suivre plus tard, plus lourdement.
Treize versions donc, mais les orchestres et les dates d'enregistrement ne sont pas précisés, en tout cas pas sur la première fiche.
Faux. En étudiant avec plus d'attention la seconde fiche, j'observe qu'Alain a rajouté des classements, à propos d'autres versions, en précisant ce qui pourrait ressembler à des années : 80, 81 et 83, avec un stylo d'une autre qualité, plus nette. Il aurait donc continué à écouter d'autres versions, à ressortir son classeur, ses fiches, et à les annoter...
Parlons justement de la seconde fiche, construite selon le même plan que la première.
Elle se différencie de celle-ci par une réduction drastique des commentaires sur chaque mouvement de la symphonie. En revanche, les signes utilisés sont plus techniques et concernent strictement la construction musicale : des lettres (A, B, C, etc., indiquant des motifs musicaux indépendants, assortis d'un bref commentaire personnel). Les annotations sont plus courtes, plus poussées dans l'analyse, comme si (et là je m'aventure sur un terrain assez meuble) Alain Resnais avait « repassé une couche », en meilleur connaisseur de la cuisine des compositeurs. Il devient plus lapidaire, moins généraliste, il précise même certaines références typiquement brahmsiennes (structures de type FAE, frei aber einsam, libre mais seul, puis FAF, frei aber froh, libre mais heureux), pour spécialistes avancés. Je n'entrerai pas ici dans l'explication, mais Alain savait clairement de quoi il parlait.
Quand j'observe ses notes sur l'alternance des thèmes musicaux (A, B, C, etc.), je ne peux pas m'empêcher de me rappeler nos nombreuses conversations sur la musique, dans son appartement, et particulièrement celles sur la comédie musicale. Comme on sait, il était un grand admirateur de Stephen Sondheim (avec lequel j'avais travaillé à deux reprises), tout autant que d'un grand nombre de compositeurs américains de Broadway. Et lorsqu'il me parlait d'un air, d'une chanson qu'il aimait, il parlait toujours en termes de A, puis B, puis A à nouveau, puis C, puis A, etc. Cette construction musicale le fascinait, aussi bien dans une symphonie du grand répertoire classique que dans une song banale vouée peut-être à l'oubli...
Et puisque nous évoquons l'oubli, il est tentant de considérer qu'Alain Resnais, encyclopédiste absolu du cinéma, de la littérature, de la musique, et en général de tous les arts, ne devait finalement pas accorder une si grande confiance à sa propre mémoire, puisqu'il avait besoin de ces fiches bien rangées dans le fameux bureau que nous ne voyions jamais, pour accéder à son savoir.
Ma grande question demeure : les visitait-il, ses fiches, et les révisait-il, comme un éternel élève appliqué ?
Lambert Wilson