J’éprouve toujours un drôle de sentiment face à des photographies d’essayage de costumes. Je les trouve aussi émouvantes que perturbantes. J’ai l’impression d’entrer dans une intimité, de déranger les préparatifs d’une grande fête à laquelle je n’étais pas conviée. Sans doute parce qu’essayage implique habillage et déshabillage, parce que nous nous retrouvons face à des personnages tels qu’ils auraient pu être et non pas tout à fait tels que nous les connaissons. Surgit cette question avec son lot d’inconfort : qui regardons-nous, l’interprète ou le personnage ?
Si vous connaissez Mme Foin, la concierge d’immeuble de Pas sur la bouche interprétée par Darry Cowl, sauriez-vous décrire, de mémoire, la manière dont elle est habillée ? Serions-nous capables de retrouver laquelle de ces quatre photographies d’essayage est la plus proche du film ? Non, sans doute. Nous nous représentons pourtant cette concierge parisienne des années 1920, la visualisons, avec des pourtours et des couleurs plus ou moins franches. Nous conservons à l’esprit des images, et ces photographies viennent altérer notre remémoration de ces images.
Ces souvenirs aux contours flous sont pourtant la preuve que le costume de cinéma nous apporte suffisamment d’informations, très nettes, que nous comprenons et absorbons. Qui est ce personnage, que fait-il aujourd’hui, à quoi s’apprête-t-il ? Quelle est sa classe sociale, quel est son âge, est-il drôle, triste, cruel, amoureux ? Le costume, par ses jeux de formes, de couleurs, de matières, répond à ces questions sans que nous ayons eu le temps ni même le besoin de nous les poser. C’est là le beau et nécessaire travail de sélection, d’élaboration, de conception de la créatrice de costumes, du chef costumier et de leurs collaboratrices et collaborateurs. Ce travail s’enrichit des réflexions et du savoir-faire des équipes coiffure et maquillage. Créer des ombres et des lumières, camoufler, vieillir, colorer, exagérer, couper, embellir… Les choix ont beau être opérés en amont du tournage, ces gestes devront être répétés chaque jour. Quand les comédiennes et comédiens « passent au HMC » (habillage, maquillage, coiffure), ils délaissent la personne pour devenir personnage.
Grâce à ces photographies d’essayage, nous entrons dans ce monde fait de réflexions, de doutes, de tentatives, comme si nous découvrions un droit à Mme Foin de s’habiller différemment, de mener d’autres vies, de connaître une autre personnalité que celle projetée sur grand écran. Nous en oublierions presque que ces choix (se vêtir comme ceci ou comme cela, multiplier les couches de vêtements, boutonner ou déboutonner, ajouter un tablier ou non) ne sont pas ceux de Mme Foin, mais ceux de Jackie Budin, la créatrice de costumes de tous les films d’Alain Resnais depuis No smoking et Smoking, qui a obtenu le César des meilleurs costumes pour Pas sur la bouche. Et des choix toujours arrêtés en accord avec le réalisateur. On imagine leurs échanges, lui en chemise rouge, cravate noire et baskets blanches, gardant en mémoire Pauline Carton, habituée aux rôles de concierge et qui fut la créatrice du rôle dans l’opérette d’André Barde et Maurice Yvain en 1925. Le tout s’alliant aux couleurs foncées du décor de garçonnière conçu par Jacques Saulnier, des couleurs qui étaient celles d’un peignoir à rayures appartenant au chef décorateur et donné en modèle par Resnais.
N’avons-nous pas l’impression de surprendre Darry Cowl comme si nous avions ouvert la porte de la loge du HMC sans y avoir été invités ? Accepterait-il alors que nous le voyions en pleine mue ? Ou est-ce à Mme Foin qu’il faudrait demander son approbation ? Ni pleinement l’un, ni pleinement l’autre. Nous les trouvons tous deux là, pas tout à fait prête ou prêt, pas encore assez confiante ou confiant en ce qu’ils sont. Darry Cowl semble pourtant sérieux et droit, sauf peut-être sur la quatrième photo. Notre venue, notre regard ne le détournent pas du soin avec lequel il considère ce moment d’essayage. En premier lieu, il revêt la jupe longue et noire, le chemisier à motifs, les charentaises à carreaux. Puis, sur l’ensemble, soit le cardigan rouge brique, soit la robe chemise ocre, soit les deux, la robe chemise étant ouverte ou fermée selon les cas. Enfin, un tablier noué à la taille. Nous commençons à déceler Mme Foin. Dans le film, nous reconnaîtrons le chemisier et la robe chemise fermée sur la même jupe noire, plus courte cette fois-ci, laissant ainsi découvrir des socquettes blanches dans les charentaises. Pour parfaire le tout, un tablier, oui, mais à bavette. Sur les épaules, un châle en crochet orangé, dont les deux pans sont maintenus par un camée. De petites lunettes rondes, une perruque de cheveux gris ramenés en chignon, des peignes en écaille, des pommettes rosées de blush, la posture et l’œil grivois. Enfin la voilà, figure stéréotypée de la concierge, accumulant les couches de vêtement comme elle multiplie les allées et venues entre l’intérieur et l’extérieur, et ne ressemblant pourtant à aucune autre. Ne sont-ils pas beaux et intrigants, ces détails, ces motifs que l’on ne peut percevoir qu’à la dérobée ?
Ne nous alarmons pas de notre irruption dans ce lieu et ce moment privés, quasi sacrés. Nous restons bien moins téméraires que Mme Foin elle-même, qui n’hésitera pas à espionner ses propriétaires et locataires par le trou de la serrure et à nous dire en chanson ce qu’elle voit, l’air de ne pas y toucher, en nous regardant pourtant droit dans les yeux.
Aure Lebreton