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Y a pas photo

Y a pas photo

Le spectateur heureux fait grincer les portes du Gaumont Marignan.
La projection d’On connaît la chanson s’est bien passée.
André Dussollier, le garde républicain qui bouge ses lèvres sur la voix d’Alain Bashung, m’interroge du regard.
Jean-Pierre Bacri me présente Alain Resnais :
— Bonjour, Boris…
— Bonjour, Alain…
— Alors ? dit l’homme à la chemise rouge.
— J’ai passé plus qu’un bon moment. Je n’ai jamais pensé qu’on pouvait chanter Vertige de l’amour casqué et à cheval.
Alain Resnais salue quelques amis. Il se retourne vers moi.
— Merci, Boris, de votre clin d’œil à l’un de mes films dans un de vos textes pour Bashung.
— ??
— « L’année dernière à marée basse… »
— Ah oui, c’est vrai. Pardon, Alain.
— Non non, c’était très bien.
— Puisqu’on en est aux confidences, laissez-moi vous congratuler pour votre film au titre hébraïque.
L’étonnement a changé d’camp.
Je murmure :
Roshhashana moy amour.
Alain sourit, il se réajuste la belle cravate noire et reboutonne le col de sa chemise rouge.
— Je dois parler au producteur. On se reverra, Boris.
Il avait raison. On s’est revus.


Barcelone, 2004.
Peut-être et sans doute, il fait froid.
Un téléphone à l’ancienne se met à ronronner dans la chambre d’hôtel.
— Bonjour, je suis Alain Resnais. Je vous ai entendu à la radio. Seriez-vous prêt à adapter un opéra de Kurt Weill, Der Zar läßst sich photographieren ?
Kurt Weill, mon idole… Je trépigne de l’intérieur. Je ne sais pas encore qu’il ne s’agit pas d’une collaboration Brecht-Weill… mais d’un opéra de cinquante minutes d’un Kurt Weill sorti fraîchement de l’école de « Wien ».
Je ne sais pas non plus que l’opéra que je suis supposé adapter est plus proche musicalement d’un rêve de Schönberg que d’un opéra de quatre sous qui en vérité n’en avait que trois.
Alain poursuit :
— Vous avez dit dans cette émission votre amour pour la BD, pour Alex Raymond et Will Eisner…
— C’était pour Le Fou du roi sur France Inter…
— Exact, réplique Alain.
— C’est la seule émission que j’ai faite pour la sortie de mon livre.
Un soir de paëlla, le producteur me rappelle pour savoir où il doit envoyer la partition du tzar qui veut se faire photographier. Je sens qu’il ne comprend pas bien le choix de ma personne par Alain.
Quel rapport entre le Weill opératique et le parolier que je suis ? Je n’en sais rien, lui non plus.
Pendant de longs mois, de très longs mois, je vais travailler sur l’adaptation-traduction du texte de Kaiser, qui porte bien son nom.
Entre nous, c’est encore à ce jour mon plus beau cauchemar d’adaptateur… Pas question de ne pas décrire précisément ce qui se passe dans la langue de Goethe.
Le livret est celui d’un film policier :
Un groupe de révolutionnaires, ayant appris que le tzar voulait se faire tirer le portrait, prend en otages une photographe et ses assistants. On cachera un pistolet-mitrailleur dans l’appareil de photo.
Alain Resnais et bibi penseront très fort que l’assassin de Massoud devait avoir eu connaissance de l’opéra de Kurt Weill.
Alain a tout prévu — les décors — les acteurs.
Son choix de casting va m’aider à mettre un visage sur les différents protagonistes…
Il s’est passé quelques lunes. Alain me téléphone.
— J’ai lu. C’est bien, Boris.
J’apprendrai par Philippe Rouyer, journaliste et cinéphile, les gentilles pensées qu’Alain a eues à l’égard de l’adaptation, comme celles qu’il a eues au mien.
Je regrette que le projet n’ait pu se réaliser… mais ceci comme cela est une autre triste histoire…
Il me reste de beaux souvenirs. La projection 35 mm du Corbeau de Roger Corman sur mon écran presque professionnel. Alain affiche un grand sourire dès l’apparition de Jack Nicholson en collant vert et chapeau de Robin des Bois. J’attends l’arrivée de Boris Karloff…
Rue de Cérisoles. La porte de l’appartement d’Alain est ouverte.
Je le cherche. Il est à quatre pattes, découpant d’une feuille de papier noir le profil de Sabine Azéma que le soir même, à peine franchi la porte, elle trouvera déposé sur un pupitre.
— Alors, Boris, vous en êtes où ?
— J’avance, Alain.
— Est-il possible d’avoir le texte complet pour la fin du mois ?
— Ça l’est. J’essaie au maximum de coller au texte allemand, mais j’ai bien peur que pour être fidèle à l’esprit, il me faille trahir la lettre.
Alain relève la tête. Il me fait encore cadeau de son sourire d’enfant :
— C’est exactement ce que Charles Dullin a dit à Louis Jouvet il y a…
La mémoire de ce magnifique Breton me bouleverse encore. Alfred Hitchcock aurait dû lui confier le rôle de l’autiste Asperger dans Les Trente-Neuf Marches. Rien n’est perdu, Alain Resnais n’a pas raté la dernière. Je le remercie. Il n’est pas un jour de nostalgie où je ne me souviens pas de lui.


Post-scriptoum :
Je ne suis pas sûr de tout me rappeler.
La BD ayant été mon premier moyen de locomotion, j’envoyais à Alain de petits dessins avec phylactères pour lui faire part de la façon dont j’avançais sur l’adaptation. Il fallait aussi bien sûr calmer son impatience proverbiale.
Je crois me rappeler qu’Alain avait aimé le dessin façon affiche que j’avais fait sur papier japonais, avec un stylo-feutre qui imite le fude traditionnel, pour accompagner un des premiers scripts du Tzar… car il y en a eu d’autres…
À bientôt, Alain.
Content qu’on reparle de toi et de ce beau projet.
Deux blessures entre autres pour Alain Resnais :
a) ne pas avoir pu réaliser Mandrake avec David Niven ;
b) avoir manqué le train du Tzar. Il est vrai que jusqu’à ce soir, y a pas photo.

Boris Bergman