J’aime découvrir les premiers pas artistiques des créateurs qui me sont chers. Parce qu’il est amusant, bien sûr, de chercher s’ils recèlent déjà en germes un je ne sais quoi de leurs futures obsessions. Et surtout parce qu’ils entrouvrent une porte secrète sur l’intimité de l’enfant ou de l’adolescent(e) qu’ils furent.
Aussi ai-je pris un plaisir particulier à lire et contempler le chapitre III du Manoir mystérieux, le roman-feuilleton écrit et illustré à l’âge de treize ans par Alain Resnais, alias Alex Réval, et publié dans le numéro 9 de la revue L’Effort qu’il créa avec les amis de son collège à Vannes.
En quelques mots, le jeune Réval nous plonge dans une atmosphère terrifiante et un suspens (et pas mal de points de suspension) à couper le souffle ! Heureusement, son héros est un détective qu’il a doté de nerfs d’acier et d’une bonne dose de morgue. Le lecteur tremble pour lui mais est prêt à le suivre jusqu’au bout dans sa dangereuse quête pour percer les secrets du mystérieux manoir.
Ce seul épisode suffit à imaginer sans peine sa ferveur d’adolescent pour la littérature policière et fantastique sous toutes ses formes ; sa boulimie de lecture ; les journées entières et sans doute les nombreuses nuits blanches qu’il a dû passer à lire ces récits dans un état d’intense exaltation ; son impatience à devoir attendre une semaine pour connaître la suite des aventures de son détective préféré dans la revue illustrée à laquelle il était abonné ; les dizaines de suites possibles inventées entre-temps par son esprit fantasque pour pallier l’attente ; son plaisir infini à discuter avec les autres membres de L’Effort de leurs derniers émois littéraires les jeudis et samedis après-midi ; son étonnante facilité à s’imaginer dans la peau de Harry Dickson sur le chemin de l’école ou lors de ses promenades en vélo…
Découvrir à quoi ressemblait l’écriture d’Alain Resnais à treize ans a, tout autant, participé au charme troublant de ma lecture. L’émotion éprouvée n’est pas loin de celle que j’aurais eue si j’avais pu entendre un enregistrement de sa voix à cet âge. Un peu de son âme d’adolescent est fixée sur ces pages. Suivre les chemins et les contours, tracés à l’encre, de ses lettres tout comme de ses illustrations qui empruntaient le style de Dick Tracy m’a donné l’illusion de sillonner en sa compagnie.
Mon émotion s’est teintée d’admiration en apprenant que chaque numéro de cette revue était polycopié en plusieurs dizaines d’exemplaires. À l’heure où imprimer est devenu si facile, la patience et la méticulosité déployées par ce jeune rédacteur en chef et son équipe ne rendent que plus précieux cet exemplaire qui est parvenu jusqu’à nous sain et sauf.
Ce témoignage de l’adolescence d’Alain Resnais me donne très envie d’évoquer une qualité « fantastique » de sa personnalité, que beaucoup de gens qui l’ont connu appréciaient aussi. À mesure que les occasions et les années au cours desquelles j’eus la chance de le côtoyer se sont multipliées, s’est ancrée en moi la conviction qu’Alain Resnais était intimement resté un adolescent. J’ai même souvent fantasmé l’existence d’un tableau caché, représentant son moi profond comme dans le roman d’Oscar Wilde. Mais son portrait à lui révélerait les traits du jeune Alex Réval à l’orée de ses douze-treize ans, tenant entre ses mains sa première caméra 8 mm. Je ne connais personne d’autre que lui qui ait réussi à garder aussi vivante, palpitante sa part d’enfance ; à avoir su la préserver, la chérir comme le bien le plus précieux de l’existence humaine. Alors que tant d’entre nous y renoncent en accédant à l’âge adulte, Alain Resnais s’y est obstinément refusé. Cette vaillance m’inspire le même effet que celle de don Quichotte.
Voilà, je crois, pourquoi en sa présence, y compris sur ses tournages, tout devenait plus serein, léger, joyeux et prenait même parfois des airs de vacances. Une fois la porte de son appartement franchie, j’avais l’impression de pénétrer dans l’univers étrange et ludique de son imaginaire, un peu comme Alice au pays des Merveilles. Attention à ne pas vous faire piquer les fesses en vous asseyant dans son canapé par son serpent en plastique, plus vrai que nature, caché sous les coussins. Grande fut ma tentation d’emprunter son escalier en colimaçon qui a priori ne menait nulle part. Mais je n’ai jamais osé, qui sait s’il ne conduisait pas vers une Quatrième Dimension. Un jour dans l’entrée, un comité de grosses souris (ou peut-être de rats) en chiffon, formant une chorégraphie inquiétante, accueillait les visiteurs…
La passion d’Alain Resnais depuis son enfance pour les comics m’a permis de faire une très belle rencontre : celle de Calvin et Hobbes, les héros d’une bande dessinée du même nom créée par Bill Watterson. Alain connaissait par cœur certains strips. Calvin est un petit garçon rebelle, égocentrique, fantasque, toujours en butte contre un quotidien ennuyeux et conformiste. Pour l’aider à le supporter et à le combattre, il peut compter sur son meilleur ami, Hobbes, un tigre deux fois plus grand que lui, au tempérament flegmatique et à l’humour affuté. Quand ils ne font pas les cent coups dans la maison de Calvin ou dans les environs, ils refont le monde, s’agacent de ses injustices et s’émerveillent des belles occasions qu’il offre malgré tout. En dépit de leurs nombreuses disputes et bagarres, leur amitié reste indéfectible.
Lorsque, au bout de quelques pages, est arrivé le moment où je compris que Hobbes n’était en réalité que la peluche préférée de Calvin, qu’elle ne prenait vie que par la seule force de son imagination et lorsqu’il était seul, je fus émue et ravie de découvrir que Bill Watterson avait réussi si simplement le tour de force de me mettre dans la tête de ce petit garçon. Depuis, Calvin et Hobbes forment un couple pour moi aussi mythique que Laurel et Hardy. Je ne remercierai jamais assez Alain Resnais de m’avoir permis de faire de leur connaissance.
Lire et relire leurs aventures m’offre aussi la grisante illusion de lire celles du jeune Alain Resnais. Calvin est devenu au fur et à mesure de mes lectures son double. Dès que l’envie de le rejoindre me prend, je me replonge dans Calvin et Hobbes.
Et maintenant, je pourrai aussi m’amuser à imaginer le jeune Alex Réval lisant à son Hobbes à lui (une taupe peut-être) les pages du Manoir mystérieux et lui demandant, ensuite, avis et conseils en toute franchise…
Iris Wong