- Vous seriez encore vivant, monsieur Resnais, ça m'intéresserait de savoir... Parmi ces quatre photos d'herbes folles que vous avez prises au début de la préparation de votre film, laquelle est votre préférée ?
– Et vous ?
– Je les trouve toutes fascinantes, mais je préfère la troisième, sans hésiter.
– Pourquoi ?
– Cette touffe d'herbe, je ne sais pas si c'est l'angle de vue, mais elle ne ressemble pas complètement à ce qu'elle est... À vous aussi, elle évoque un oursin de mer ? Vous pensiez à l'île de Mon oncle d'Amérique quand vous l'avez prise ?
– Vous savez, je n'aime pas davantage me souvenir qu'avant, je préfère toujours l'imaginaire. Alors si elle vous évoque la mer, c'est vous qui avez raison.
– Ce que j'aime par-dessus tout dans cette photo, c'est la vulnérabilité qui ressort de ces herbes si fragiles dont on se demande comment elles ne sont pas mortes étouffées. On sent combien elles ont dû se battre pour réussir à surgir jusque-là, à creuser leur place au milieu du bitume. Vous qui, enfant, avez dû lutter contre la maladie pour accéder à l'âge adulte, on pourrait la regarder comme un autoportrait, cette photo.
– On peut voir les choses comme ça.
– C'est quand même fou le pouvoir d'évocation de ces photos, pourtant toutes simples sur le papier... D'où vous est venue l'idée de filmer ces brins d'herbe pour préparer votre film ? Et n'invoquez pas le titre du film, je sais qu'il ne devait même pas s'appeler comme ça, au début !
– C'est vrai.
– Alors pourquoi cette idée de filmer ces herbes bravant l'asphalte ? D'où vous viennent vos idées, monsieur Resnais ?
– Peut-être qu'elles sont tout simplement déjà dans l'air et qu'il suffit de s'en laisser imprégner.
– De s'en remettre au hasard, comme celui qui fait se croiser les destinées de Marguerite Muir et de Georges Palet dans le film ?
– Le hasard, l'inconscient. Appelez ça comme vous voulez.
– Ah oui, cette nébuleuse plus ou moins voyante qui irrigue vos films. Il faut que je vous avoue quelque chose... J'ai eu du mal à trouver la porte d'entrée des Herbes folles. Mais depuis que j'ai vu ces photos, le film me semble plus accessible, presque familier. Grâce à elles qui restent gravées dans ma mémoire – ou mon imaginaire, si vous préférez –, j'ai envie de l'aimer mieux.
– Vous êtes comme les herbes folles, vous avez réussi à percer le bitume qu'était pour vous l'écran du film pour accéder au grand jour.
– Ce qui avait un peu comblé ma déception d'aimer moins ce film qu'On connaît la chanson ou Pas sur la bouche, c'est la phrase finale, une petite fille demandant à sa mère : « Quand je serai un chat, je pourrai manger des croquettes ? » Je ne la comprends toujours pas, mais elle continue de m'enchanter au-delà du sens.
– Et maintenant, il y a ces photos, qui vous enchantent au-delà de leur vision.
– Je sais que vous allez encore me répondre que vous n'aimez pas vous souvenir, mais je vous pose quand même la question : ces photos, elles étaient destinées à qui d'autre que vous dans votre équipe? Et vous les regardiez souvent, pendant le tournage ?
– L'essentiel, c'est que vous les ayez regardées, vous. Et qu'elles vous aient aidée à trouver votre chemin vers mon film.
– Vous aussi, elles vous ont aidé à cheminer vers votre film, non ? Je sais de source plutôt sûre que les images d'herbes folles, au générique du film, les seules d'ailleurs qui sont des herbes folles urbaines comme dans vos photos de repérages, eh bien vous les avez filmées après le tournage officiel. Elles vous manquaient, avouez, vos photos de repérages...
– Sans doute. Et comme je ne suis pas un nostalgique, je m'en suis joué, j'ai transformé le manque en possible.
– À quel moment vous êtes-vous aperçu que ces photos vous manquaient ? Étiez-vous déjà occupé à monter le film ? Avez-vous déserté quelques heures la salle de montage pour aller filmer ces herbes ?
– Si je ne vous réponds pas, vous pouvez toujours aller demander à mon chef opérateur ou mon monteur, ils sont toujours bien vivants, eux.
– Je préfère que nous restions entre nous, tant pis si certaines de mes interrogations restent sans réponse. Je sais déjà suffisamment de choses. Notamment que vous avez filmé ces herbes juste en bas de chez vous. Et qu'elles n'étaient pas réellement là, vous êtes allé les chercher ailleurs et les avez plantées là. Je viens de vérifier dans le film, ça ne se voit pas du tout, votre petit trafic avec la réalité.
– Ah bon ? Un peu tout de même, non ?
– Ne soyez pas déçu, ce naturalisme est même bienvenu, c'est une jolie piste de décollage vers un univers totalement fou. Les Herbes folles est votre film le plus fou, non ?
– Vous trouvez ? Pas plus que cette conversation, si ?
– Excusez-moi, je comprendrais que vous trouviez déplacé de ma part d'être venue ainsi vous déranger.
– Votre geste n'est pas plus déplacé que la phrase finale sur les croquettes. Cette réplique était déjà dans le roman de Christian Gailly L'Incident, je l'ai juste placée à la toute fin du film. Ça lui donne une sacrée résonance, n'est-ce pas ? J'ai oublié de vous dire tout à l'heure, concernant votre interrogation sur le sens de cette phrase. Certains critiques ont vu dans cette histoire de chat un symbole de métempsychose, la perspective de réincarnation de mes personnages peut-être morts dans le crash suggéré de l'avion de Marguerite Muir.
– Quelle que soit l'interprétation, au final, l'important est votre art de rendre possible l'incongru. Pas réel, non – la promesse serait mensongère –, juste possible. Merci beaucoup d'avoir rendu cette conversation possible, monsieur Resnais.
Claire Vassé