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Plan de table

Plan de table

C'est un simple croquis correspondant à 50 secondes de la séquence du restaurant de Muriel. Un document peu spectaculaire, un plan au sol, un squelette, mais qui nous ramène au plus près du travail, celui qui se fait à la main pour donner l'idée la plus claire d'un découpage. Ce schéma détaille le placement des personnages et de la caméra pour quinze plans (du n° 516 au n° 530) formant un fragment à part dans la scène en question. Après une série d'inserts nous ayant introduits dans le restaurant à travers divers objets qui y sont disposés (oiseaux en cages, corbeille de fruits, menu sur une table, tiroirs de couverts, étagères de verres, piles d'assiettes, etc.), puis le plan de trois hommes discutant au bar, nous arrivons au plan 516 (sur Hélène Aughain / Delphine Seyrig) lorsque la scène se centre sur la tablée où les sept personnages sont disposés comme sur le dessin.

Au premier coup d'œil, ce croquis témoigne de la plus grande frontalité du découpage de Muriel par rapport à celui d'Hiroshima mon amour et L'Année dernière à Marienbad. On y trouve beaucoup moins de mouvements de caméra, et ceux-ci ne sont plus des travellings « à la Resnais », mais des panoramiques effectuant généralement des recadrages. Ils sont parfois presque imperceptibles, comme dans les plans 516, 519 et 522, où de très discrets panoramiques accompagnent les rotations d'Hélène et de Roland de Smoke d'un voisin de table à un autre. Dans Muriel, le mouvement et le rythme sont d'abord donnés par les acteurs à l'intérieur de cadres fixes, et surtout par le montage rapide et heurté.

Comme le démontre la façon dont chaque nom est enfermé dans son triangle, dans ce passage du film à chaque plan correspond un seul personnage et une seule réplique. D'abord des phrases toutes faites (agencées avec un certain génie par Jean Cayrol) qui dialoguent à peine avec celles des autres. Dans cette apparente banalité s'exprime un refus de la confrontation au profit d'un échange creux : les phrases isolées dans leurs plans sont alors comme des fragments autonomes. À la lecture du découpage technique, on remarque d'ailleurs que le plan 517, le deuxième prévu dans le croquis, qui aurait dû nous montrer Claudie (Laurence Badie) dire : « C'est le temps qui veut ça », a été retiré au montage, sans que cela nuise en rien à la compréhension. Dans un second temps (plans 523 à 529), on assiste au contraire à une fulgurante dispute entre Bernard et Alphonse où, sans que le principe d'un cadre par personnage et réplique soit abandonné, les phrases et les plans s'entrechoquent. Le rythme est alors plus rapide, accentué par les mouvements de tête de Bernard, dont le regard va à trois reprises du porte-mine qu'il tient entre ses mains à Alphonse qui le regarde fixement.

Revenons au croquis. Il montre clairement ce qui est d'abord difficilement perceptible dans la scène, avant qu'un plan d'ensemble (le 530) nous permette de voir toute la tablée : le passage d'un plan à un autre ne correspond jamais exactement au principe du champ-contrechamp. Même lors de la confrontation entre Bernard et Alphonse, où Alphonse est à peu près vu du point de vue de Bernard, mais où la caméra est légèrement à la gauche de ce dernier tandis qu'Alphonse est à sa droite. Hélène, quant à elle, a droit à deux axes – caméra à sa droite dans le plan 516 et à sa gauche dans les plans 520 et 522 –, ce qui correspond à son statut de « pivot » de la scène, s'adressant successivement à plusieurs, tournant par deux fois la tête d'un côté à l'autre. Malgré son aspect géométrique, ce croquis ne cherche donc pas à garantir une logique classique de découpage, mais plutôt à orchestrer la confusion quasi subliminale dans laquelle il nous plonge, de manière que l'on ne comprenne jamais clairement qui est assis à côté de qui ou qui s'adresse à qui pendant ces 50 secondes. Et c'est à l'image de tout le film, dont l'aspect fragmentaire et polyphonique rend surtout compte d'une non-évidence et d'une dislocation des rapports humains.

On voit aussi que la caméra est toujours placée « sur la table », au point que l'on ne perçoit jamais celle-ci avant le plan d'ensemble final ; et après celui-ci presque tout sera au contraire filmé depuis un point de vue extérieur à la table, à côté d'elle. On imagine que ces plans ont donc été réalisés sans table, et que ce sont juste les différentes places de la caméra qui font exister ce rectangle. On ressent d'autant mieux combien les acteurs sont pris dans un réseau invisible que l'on appelle la mise en scène, avant qu'elle ne devienne le cheminement de notre regard, et dont ce dessin est le tracé.

Marcos Uzal