Le film est déjà très avancé quand il en est question de ces doigts d’obsidienne glacés. L’image est frappante autant que fugitive, celle d’on ne sait quelle divinité aztèque assoiffée de sang. C’est Clive Langham (John Gielgud), le vieil écrivain malade, personnage principal du film, qui l’évoque, une bouteille à la main, dans un de ses soliloques mouillés dans le chablis. « Twilight… Dawn… How darkness creeps into the blood ! Darkness. The chill obsidian fingers… » L’obscurité, l’ombre, la nuit, c’est le vocabulaire du film, dès l’ouverture. Obscurité, feuillages frissonnants, lampe solitaire au-dessus d’un seuil qu’elle éclaire à peine, climat d’imminence de la partition de Miklós Rózsa : mystère et inquiétude. Ce pourrait être le début d’un film d’épouvante, le début de la plus belle adaptation de Lovecraft au cinéma. Et la séquence d’exposition confirme cette promesse. Elle se déroule dans l’enceinte d’un tribunal. L’accusé est un soldat (David Warner) soupçonné d’avoir tué un vieil homme malade. Sa défense est stupéfiante : il reconnaît les faits mais prétend avoir rendu service à la victime en lui ôtant la vie, car elle était en train de se métamorphoser en loup-garou. Le loup-garou n’est certes pas une figure spécifiquement lovecraftienne, mais la féroce et sanglante divinité antique aux doigts d’obsidienne si. Et puis, la référence à Lovecraft les précède. Elle est faite d’emblée, indiscutable, dans le titre lui-même.
Providence, c’est, comme on sait, le nom d’une ville des États-Unis, une ville qui se trouve être la ville natale de Lovecraft (et dont il a fait un des pôles de sa géographie romanesque). Un trajet en voiture de Claud (Dirk Bogarde) donne d’ailleurs quelques aperçus de la ville réelle. Mais si Providence est le titre du film, c’est plus immédiatement parce que c’est le nom de la villa qui fait son décor principal. Vaste villa opulente, de style anglais (construite près de Limoges par une célèbre famille de porcelainiers, les Haviland). Cette maison est un tombeau. Mais tous les lieux architecturés du film sont construits à l’ombre de la mort. Exception faite de la véranda où l’on prend l’apéritif et des coups de poing (sans grandes conséquences) : c’est la seule maigre ligne de défense de la vie contre les assauts de la décrépitude et de la destruction. Les décors des rêveries éveillées du vieillard, la décoration de la maison de Claud, en particulier, le disent assez : du marbre partout. Et pas du marbre rose de palais baroque, des marbres blancs, gris, noirs, funèbres. Soit, donc, un homme qui sent sa fin proche, pris dans le labyrinthe d’une insomnie, enfermé vivant dans un tombeau. Cette figure, en soi, est typiquement lovecraftienne. Lovecraft la fait figurer dans son catalogue d’arguments pour récits d’épouvante : être enterré vivant. Et l’on sait qu’il concluait certaines de ses lettres par cette formule saisissante, précédant sa signature : « du sépulcre habituel ».
Mais l’exposition bifurque rapidement et dément la promesse d’un film d’épouvante pour prendre le ton d’une sorte de boulevard anglais chic. On pense au théâtre anglais abhorré par le narrateur de Des arbres à abattre de Thomas Bernhard (mais rien n’oblige à souscrire à cette condamnation). Un tournant théâtral qui est comme l’évitement d’un réel impossible à regarder en face (mais regardé, pourtant, avec courage) : l’autopsie d’un vieillard sur une table de dissection. Impossible d’oublier cette image : la mort, la chair vaincue, la terrassante matérialité de sa défaite. C’est la chose qu’il faudrait oublier sauf que, comme on sait, il n’y a pas plus obsédant que ce que l’on cherche à oublier. Elle demeure, donc, tout au long du film, et refait surface ici et là (par exemple sous la forme des vers grouillants découverts sous une pierre qu’on soulève) comme les créatures livides et aveugles qui vivent dans les grandes profondeurs — pas d’horreur plus horrible pour Lovecraft que la mer et ses créatures — sous la surface des eaux qui reflètent l’éclat du jour. Car le jour finit par triompher de la nuit, c’est tout le propos du dernier tiers du film, la partie de campagne. Mais son triomphe n’est pas total. Même là, dans la plus verdoyante des natures, l’ombre de la nuit est présente. Pensez à ce plan, un travelling avant, axé sur une branche et ses feuilles ; dans le mouvement d’approche on découvre le dessous des feuilles ; c’est là que l’ombre s’est cachée. Ce plan n’est pas un point de vue subjectif. Ce n’est le regard d’aucun des protagonistes, alors même que, tout autour, d’autres plans disent non seulement ce que l’on voit mais aussi qui le voit ; par exemple le hérisson trouvé sur la pente d’herbe, que Claud tient entre ses mains et contemple avec curiosité ; ou encore le baiser échangé entre Claud et Sonia (Ellen Burstyn), que Clive Langham surprend. Mais, la ramure sous laquelle la nuit s’est retirée n’est regardée par personne en particulier. C’est le film qui la regarde et nous la montre, ranimant les souvenirs de la nuit de cauchemars de Clive Langham. Et in Arcadia ego. La nuit demeure au creux du jour, comme le passé au cœur du présent, comme la mort au creux de la vie. En ce point, l’éternelle présence du passé, nous sommes au plus près de Lovecraft, de ses thèmes. Mais, tout aussi bien, de L’Année dernière à Marienbad, ou de Hiroshima mon amour. Et c’est aussi sous cette forme à la fois intermittente et obstinée du ressassement ou de la hantise, que se signale la présence de Lovecraft dans Providence : il est là sous la surface, ou à l’envers des choses, mais partout.
Les photographies rassemblées ici font partie des repérages pour un film qu’Alain Resnais envisageait de consacrer à Lovecraft. Projet finalement abandonné. Et antérieur à Providence. Ce qui crève les yeux, quand on les pose sur ces photos prises en Nouvelle-Angleterre, non loin de la ville de Lovecraft, c’est qu’elles constitueraient aussi bien de parfaits repérages pour Providence. Tout y est, dans l’éloquence sans discours des images. Tout et avant tout l’éternelle présence du passé, férocement cramponné au présent comme le lierre aux piliers du portail de la villa Langham. La vieille église est toujours là, au pied du gratte-ciel qui n’a pas trouvé mieux que d’imiter sa forme, en plus haut, et qui la toise sans pouvoir l’oublier. Ces vieux bâtiments sans grâce, des cubes de brique vestiges de la Dépression peut-être, se reflètent obstinément dans la façade de miroirs postmoderne d’un immeuble de bureaux. Ces édifices de bois, qu’on imagine moisis, sont toujours debout, fermés définitivement sur les dernières traces de vies éteintes et oubliées. Et ce porche obscur, ouvert sur la façade comme une bouche sur un visage, est-ce qu’il ne ressemble pas à celui de la villa, celui qui happe un à un les invités de Clive Langham à la fin du déjeuner sur l’herbe (Claud, Sonia et Kevin ne sortent pas de scène, ils sont avalés) ?
Mais à quoi bon poursuivre cette rêverie ? On sait que le lieu architecturé est la plus économique et la plus efficace métaphore du lieu psychique. Quelque part, Lovecraft a écrit : « Je ne demande jamais à un homme ce qu’il fait. Ce qui m’intéresse, ce sont ses pensées et ses rêves. » Ce pourrait être le résumé de Providence, film noir, éclatant, hanté.
Pierre Trividic