Confronté à ces trois pages de notes précises et concrètes sur la fabrication d’un film, l’envie me vient naturellement de les commenter de la même façon, par des remarques ponctuelles et pratiques, renvoyant à chaque paragraphe cité.
Feuille 1
Sur les trois feuilles, est écrit en haut à droite, au feutre rouge : « LES BONNES RÉSOLUTIONS ».
Je soupçonne Alain d’avoir ajouté ce titre après coup, avec un petit sourire en coin exprimant une légère ironie, face à ces bonnes résolutions que lui seul sait avoir tenues ou non… mais dont il convient de saluer, même a posteriori, la louable intention.
J’apprécie la clarté de la forme — comme toujours chez Alain — de ces notes écrites lisiblement au stylo-plume. Un petit signe presque musical ressemblant à celui de la division scande les réflexions.
Les feuilles sont perforées pour un possible classement.
• Note 1A
« Attention aux accessoires ». Alain veut se donner le temps de la réflexion pour chaque détail : les objets, les figurants, les ambiances. Tout ce qui est jugé « accessoire » ne l’est pas pour lui. Il en avait la conviction : tout produit du sens. Toujours anticiper sur les malentendus possibles.
La mention du scarabée est mystérieuse, tant la figurine dans le film est petite dans le plan. Mais peut-être n’a-t-elle pas convenu à Alain, la découvrant trop tard, au moment du tournage et qu’il a préféré alors filmer ce scarabée de loin…
• Note 1B
Alain veut non seulement anticiper, mais aussi réfléchir après coup. Il confronte les théories, les idées reçues et sa propre expérience (Je t’aime je t’aime est son cinquième long métrage). Claude Rich lui a sans doute confirmé, par la finesse de son jeu, que sa fragilité, ne serait-ce que par sa démarche, était aussi perceptible en plan large qu’en gros plan.
• Note 1C
L’auditorium, ce n’est pas tant l’excellente qualité du son restitué que la première simulation de l’écoute en (bonne) salle d’exploitation.
« On ne fait pas assez de sons séparés ». Si le son est isolé, enregistré à part, non seulement il est singulier, spécifique au film, mais surtout il est contrôlable ensuite au montage et au mixage. On peut le placer et le doser à loisir. Alain monteur souhaite ainsi pouvoir jouer de ces éléments en les désolidarisant du son direct, synchrone avec l’image.
• Note 1D
« Essayer le report optique ». Alain pourrait se satisfaire d’un son de grande qualité dans l’auditorium, mais il préfère le plus tôt possible avoir une idée de la qualité finale, celle à laquelle le spectateur sera confronté dans la salle (il y avait à l’époque une perte de qualité à chaque report 35 mm).
« Ça perdrait une bobine mais… » Il imagine ici la possible remarque de son producteur. Alain pense toujours à l’économie de son film.
• Note 1E
Faire fabriquer tôt une maquette du générique. « Ça évite les discussions. » Encore un réflexe de monteur : confronter tout de suite une proposition au film lui-même. On peut, par exemple, discuter sans fin d’un raccord à venir. Le monteur sait qu’on manipule des images polysémiques et souvent le raccord se fait là où on ne l’attend pas. Raccord de mouvement, de regard, de couleur, d’émotion. Il faut coller les plans pour voir la troisième image. Réclamer tôt une maquette de générique, c’est affirmer déjà que le générique fait partie du film, qu’il en est l’antichambre ou qu’après le mot « Fin », le défilement des crédits reste pour le spectateur son moment ultime de rêverie. Alain voit loin.
Feuille 2
• Note 2A
Ces « sons seuls » peuvent être des silences plateau (nécessaires pour raccorder, unifier les ambiances des différentes prises étalées dans le temps), mais aussi les sons notoires de la prise en cours : verres qui s’entrechoquent, poignée de porte, briquet, etc. L’ingénieur du son devait bénir un tel réalisateur, car en général il doit batailler pour obtenir ces sons jugés « techniques », mais ô combien précieux.
• Note 2B
« Apporter un lit à la post-synchro ». Avec cette demande, Resnais privilégie l’acteur, favorise le jeu en recréant les éléments essentiels de la situation déjà filmée, quand on réenregistrera les voix en auditorium. Mais là encore, cela ne s’improvise pas. Ce qu’il appelle « dépouillement » étant la liste des besoins matériels établis à la lecture du scénario puis à la vision de la copie de travail.
• Note 2C
« Utiliser le même micro ». On imagine peut-être ses déconvenues avec les différences de qualité entre voix au tournage et voix en auditorium. Le matériel de son sur un tournage est différent de celui utilisé en auditorium tout simplement parce que ce ne sont pas les mêmes prestataires techniques. En réclamant l’usage du même micro, Alain travaille toujours à l’unité, l’homogénéité d’un film. Il en est le garant.
• Note 2D
Là encore l’ingénieur du son devait jubiler d’une telle vigilance ! Alain tient à préserver au maximum ses sons directs. Il sait qu’on ne retrouve jamais l’âme d’une prise en post-synchro, surtout s’il s’agit de scènes d’émotions !
Feuille 3
• Note 3A
Maintenant Alain se met à la place du premier assistant. Il évoque sa préférence pour ce qu’on appelle « une journée continue » (non coupée par un repas). Ce qui devait aider à sa concentration et celle de son équipe, mais surtout là encore prendre les devants en favorisant la préparation.
• Note 3B
Idée déjà évoquée précédemment. Alain pousse le bouchon assez loin : un casting pour les « crevettes grises » ? Ce fut peut-être encore une déception pour lui au tournage car elles sont roses dans le film… Il y a dans Je t’aime je t’aime une forte part de comédie et celle-ci se niche souvent dans les petits détails !
• Note 3C
Alain voudrait enregistrer les sons seuls avec la même concentration que pour les prises de vues. Il suggère même que la caméra réitérerait le même mouvement juste pour le son, afin de coller à la fragilité fugace de la prise tournée.
• Note 3D
Alain est ici aussi intransigeant qu’un ingénieur du son. Les groupes électrogènes émettent un tapis de fréquences sourdes (qu’on appelle communément « ronflette ») qui peut altérer fortement la clarté du spectre sonore. C’est pourquoi il aimait tant tourner en studio où ce type de problème est en général structurellement écarté.
On devine dans ces deux dernières notes qu’Alain est un peu plus échaudé par sa récente expérience. La ponctuation entre les paragraphes a changé : avec ce même trait long, elle affirme que ces « bonnes résolutions » seront tenues et définitives.
J’ignore si Alain établissait de tels bilans à chaque film, mais, outre son attachement artisanal au moindre détail, ce document illustre bien comment il tirait les leçons de ses déconvenues. Même si les manquements ou malentendus venaient du comportement d’un prestataire, encore fallait-il savoir les prévenir, les anticiper. Jamais satisfait de lui-même, Alain se concevait comme un perpétuel apprenti.
Bruno Podalydès