Je me revois très bien face à Alain Resnais m’expliquant il y a plus de trente-cinq ans comment il imaginait Marcel Blanc, le violoniste virtuose que je devais jouer dans Mélo. Il ne m’a sans doute pas montré ces notes de travail que je découvre avec sa belle écriture, mais ce qu’il donnait à ses comédiens pour la plupart de ses films, c’est une biographie du personnage rédigée par lui-même ou par les scénaristes. Ces biographies imaginaient la trajectoire familiale du personnage en remontant au moins jusqu’aux grands-parents. C’était un cadeau incroyable de la part d’Alain, un passage de témoin entre son travail à lui et notre propre travail. Alain sollicitait notre imaginaire, notre part créatrice. Il nous offrait la plus belle des marques de confiance.
Ces quatre pages de notes, c’est tout Alain. J’y vois un savant mélange entre le Marcel Blanc d’Henry Bernstein, des aspects qui sont personnels à Alain et d’autres qui me sont personnels. Comment me rappeler ce que j’ai pu dire de ma propre vie à Alain ? Je ne suis pas né à Namur en Belgique en 1890, mais plusieurs détails croisent étrangement ma vie, même si j’ai pu réagir autrement à telle ou telle situation. Certaines phrases sont très troublantes pour moi. Alain a sans doute combiné ses intuitions et la connaissance qu’il avait de moi-même. « Enfant unique », cela me va bien, je le suis aussi. J’ai été réformé du service militaire, non pour insuffisance cardiaque, mais parce que j’ai cherché à l’être après mes deux mois de classes à Fontainebleau. Je venais de passer ma première année au Conservatoire où j’étais entré juste avant la limite d’âge, à vingt-trois ans, et où je m’épanouissais enfin grâce à mes camarades Jacques Villeret, Nathalie Baye ou Jean-François Balmer. J’étais de la classe 1946, je crois que les appelés étaient si nombreux que les casernes manquaient de place, l’autorité militaire n’a pas été très regardante.
Ce fils unique, réformé, suit donc un parcours solitaire qui s’accentue après la mort de ses parents quand il a une trentaine d’années. C’est la subtilité psychologique d’Alain : Marcel Blanc est vraiment seul, marié à la musique. Et ce fils dont la mère, selon Alain, a trompé le père entame une histoire sentimentale avec l’épouse de son meilleur ami. La tromperie, nous la retrouvons quand Marcel Blanc raconte ce concert de La Havane où, en train de jouer une sonate de Bach, il s’aperçoit que la femme qu’il aime ne cesse de regarder sur sa droite un homme qui visiblement lui plaît beaucoup, et comme il ne peut rien dire, qu’il est prisonnier du concert en cours, il fait passer dans la musique tous les sentiments qu’il éprouve. Sa mère a été à l’origine de son déséquilibre sentimental, la musique est sa seule certitude alors qu’il éprouve une méfiance vis-à-vis des femmes.
Les notes sont remplies des connaissances musicales d’Alain, qui nous ont toujours épatés, mes amis comédiens et moi. J’ai l’impression qu’Alain parle autant de lui-même que de Marcel Blanc. J’étais dans mon élément avec plusieurs des musiciens cités par Alain, j’aimais beaucoup Stravinsky, mais avec Berg et Schönberg, au début, j’étais perdu. Pendant la préparation de L’Amour à mort deux ans plus tôt, Alain avait fait écouter pendant des après-midis entiers du Berg, du Schönberg, du Webern à Sabine Azéma, Pierre Arditi et moi. C’est comme si, avec Marcel Blanc, Alain prolongeait L’Amour à mort. Quand il écrit que les tournées américaines du personnage « l’ont familiarisé avec l’idée qu’il ne faut pas mettre les musiciens morts plus haut que les vivants », je reconnais bien là Alain, qui, pour la musique comme pour les autres arts, nous incitait à regarder ce que faisaient nos contemporains. Marcel Blanc a « su jouer du violon avant d’apprendre », Alain a su filmer en amateur avant d’entrer à l’Idhec et de quitter cette école au bout d’un an. Alain était un vrai autodidacte. À l’inverse de moi, qui ai suivi un cursus universitaire classique jusqu’à la maîtrise, en en souffrant un peu. Alain était si libre qu’il apprenait tout par lui-même, sans limites, sans frontières, avec un formidable éclectisme. C’était un autodidacte qui réinventait le cinéma.
Quand Alain affirme que Marcel Blanc « cherche la “vérité” du compositeur », cette phrase que j’aime beaucoup s’applique aussi au comédien qui cherche la vérité de l’auteur. Nous avons envie de nous mettre dans les pas de Marivaux, de Tchekhov ou de Pinter, même si des décennies ou des siècles nous en séparent et que c’est un vain rêve. Marcel Blanc est un « ardent défenseur des nouvelles sonorités recherchées dans le violon » par Schönberg ou Bartók : comment s’empêcher de penser au goût de l’expérimentation d’Alain ? Marcel Blanc trouve un équilibre dans sa vie grâce à la musique, il « peut être hésitant dans sa vie quotidienne, jamais quand il joue » : je me reconnais là, sans aucun doute. Pierre Belcroix, le premier violon d’orchestre qu’incarnait Arditi, avait besoin, lui, de se rassurer avec des valeurs plus classiques. « Pour Pierre, Debussy était un démolisseur. Alors, plus tard, les autres… ! » Ces « autres », c’est Berg, Schönberg, Bartók et, bien sûr, Alain Resnais.
Une fois qu’Alain nous avait donné la biographie du personnage, avait longuement discuté avec nous de la pièce ou du scénario, c’était à nous d’exploiter le passé du personnage pour le faire vivre au présent. Alain attendait un vrai échange, il comptait sur nous pour aller à sa rencontre et enrichir ce qu’il avait imaginé avec notre propre manière de sentir le rôle.
Quant à Mélo, c’était le plus beau des cadeaux. Alain en a fait une œuvre à la fois extrêmement simple et conçue avec beaucoup d’invention, de profondeur, de subtilité. Le rôle de Marcel Blanc était magnifique, riche, varié, il comportait un panorama des sentiments humains qu’un comédien meurt d’envie d’avoir à exprimer. J’y voyais aussi un rôle mystérieux, plein de secrets. Treize ans après ma sortie du Conservatoire, c’était le rêve de ma vie de comédien qu’Alain m’offrait.
André Dussollier