Quel paradoxe de célébrer le centenaire de Louis Althusser à travers une série de commentaires de documents tirés de ses archives, appliquant ainsi à Althusser la démarche historienne par excellence! Est-ce oublier le rapport polémique qu’Althusser a entretenu avec les historiens ? Misère de la théorie ! a été le cri de guerre de l’historien marxiste Edward P. Thompson dans sa croisade Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste [1]. *Ou est-ce seulement le signe que les temps ont changé et que la publication – bien trop tardive, hélas – du pamphlet de l’historien de la classe ouvrière anglaise n’est plus que la réminiscence d’un débat resté stérile malgré la brillance des formulations et des trouvailles stylistiques ?
La question mérite d’être posée compte tenu de l’influence décisive de Joseph Hours, le professeur d’histoire de Louis Althusser au Lycée du Parc à Lyon. Un demi-siècle après sa prépa, le portrait du « père Hours » décorait encore son bureau à l’École normale supérieure. Mobilisé, il écrit le 26 décembre 1939 à son ancien professeur: « Je me demande souvent d’ailleurs si la guerre qui met tant de choses en suspens n’arrêtera pas le cours de mes études philosophiques. J’hésite entre l’histoire et la philo, et je ne sais ce que je dois en penser. » C’est à cette occasion qu’il s’aventure également à « mettre la main dans la pâte » de l’historien, en explorant les archives de la Mairie du petit village de ses grands-parents. « J’y ai découvert et parcouru toute une série de bulletins, des lois, d’actes de la Convention, du Directoire et de l’Empire, et à la lecture de tous ces vieux papiers qui parlaient de réquisitions de cuirs, de cordonniers, de cours forcé, de salpêtre, des variétés de choux à encourager dans la campagne », rend-il compte à son professeur[2]. Le doute quant à sa vocation ne le quittera pas pendant les cinq années passées en captivité et qu’il décrit dans son Journal de captivité, dont nous voyons les entrées du 1 et du 4 mai 1941. Ce n’est qu’en 1945 que les choses seront définitivement tranchées en faveur de la philosophie. Dans L’avenir dure longtemps, Althusser se souviendra des raisons de son choix: « j’eusse souhaité faire de l’histoire. Mais je reculai devant cet objectif (je n’avais plus de mémoire, ou du moins le croyais-je). Je me rabattis sur la philosophie, me disant qu’après tout il me suffisait de savoir faire une dissertation en règle. Peu importait mon ignorance, je m’en tirerais toujours.[3] » Voilà une explication qui aurait sans doute plu à Edward Thompson…
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Or que reproche-t-on à Althusser du côté des historiens ? Pour faire bref, c’est avant tout son « structuralisme » — terme dont il s’est réclamé à un moment donné, avant de le rejeter — qui mènerait à l’évacuation de toute « expérience » humaine, de toute action subjective, voire de toute possibilité de résistance ou même de changement historique.
Si l’« anti-humanisme » d’Althusser visait avant tout une conception de la philosophie classique dans laquelle « l’homme » fonctionne comme sujet de l’histoire, cette critique aurait pourtant pu constituer une ouverture envers l’historique. Mais sa conception de l‘histoire restait précisément « philosophique », c’est-à-dire coupée de toute enquête historique. Pour la philosophie classique, l’histoire n’existe qu’en tant que matériau pour une philosophie de l’histoire ; à l’insistance philosophique sur l’historicité correspond, paradoxalement, une nette coupure entre disciplines ; au dédain philosophique pour l’« empirique » répond le mépris des historiens pour la « spéculation » au détriment « des réalités ». La lecture de ces textes posthumes nous permet de voir aujourd’hui que la problématique d’Althusser de la première moitié des années 1960 était précisément celle de sortir de ce cercle, dans la mesure où il s’agissait, pour lui, de concevoir « une théorie de l’histoire qui rende compte de la possibilité d’un rapport non historique avec les objets historiques eux-mêmes. [4] »
On peut douter qu’il y soit parvenu dans ses textes publiés des années 1960, et on peut même soutenir que l’entreprise théorique d’Althusser, dans sa phase « structuraliste », n’a fait que renverser le dispositif de la philosophie classique à cet égard, en remplaçant la fonction du sujet par celle de la « structure ». Dans ses Eléments d’autocritique, il reconnaît son « erreur théoriciste » dans presque exactement ces termes[5]. C’est ainsi que le Althusser des années 1960 a pu se retrouver dans le voisinage immédiat d’un structuralisme qui réifie ces constructions théoriques que sont les « structures » en réalités douées d’une capacité d’action quasi-subjective. Pire, il est obligé de laisser de côté la question de la genèse et des transformations des structures. Les historiens le lui ont amèrement reproché. La structure comme causa sui qui commande tout ? Peut-être Thompson n’avait-il pas complètement tort en traitant la philosophie d’Althusser comme une sorte de théologie marxiste.
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Cela n’est pas le dernier mot d’Althusser — et la publication récente de ses Écrits sur l’histoire (1963-1986) permet de voir que ce n’est pas le premier mot non plus. Ainsi, un court texte, intitulé « De la genèse », parle, dès 1966, d’une « théorie de la rencontre » à bâtir et dans laquelle Althusser développe l’idée de généalogies (au pluriel), « relativement indépendantes » les unes des autres, et fonctionnant sous la forme de la « causalité linéaire [6] ».
Plus connues sont les inflexions théoriques d’Althusser autour de sa réévaluation du sujet idéologique, à l’intérieur des « appareil idéologiques d’État » : une philosophie, qui veut à la fois garder les acquis de la critique de l’humanisme et désormais éviter d’ériger la structure en fondement théorique en dehors de l’histoire, se trouve ainsi nécessairement tournée vers le niveau de la genèse et de la reproduction des structures.
Les structures n’existent qu’en tant qu’exécutées par des sujets, c’est-à-dire qu’elles n’ont d’autre réalité que leurs manifestations singulières : topos structuraliste par excellence, mais surtout reprise du rapport entre Dieu et les modes chez Spinoza. Bien plus, ces manifestations ne se produisent qu’en tant qu’elles sont insérées dans une (ou plusieurs) histoire(s) particulière(s) et ce n’est que l’histoire (en tant qu’enquête empirique) qui peut rendre compte de ces « conjonctures ». Le point de départ de toute entreprise théorique ne peut être que l’analyse de cette « prise de forme » dans sa contingence et sa complexité. Toute réduction à un principe unitaire, « origine » historique ou logique, se trouve congédiée. Le « matérialisme de la rencontre » reproche même à Marx le fait d’avoir organisé Le Capital autour de l’analyse de la marchandise — principe le plus abstrait et le plus simple — alors qu’il aurait dû commencer son analyse par « conjoncturel complexe », sous peine de tomber dans le « philosophico-essentialiste » au détriment de la démarche préconisée, celle de l’« historico-aléatoire [7] ».
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« Pour notre malheur, lui, qui vécut dans l’histoire, n’était pas un historien (ce sont vocations qui ne se commandent pas) [8] ». Phrase d’un Althusser « après Althusser », comme suggère l’éditeur de ses Écrits philosophiques et politiques? Ou s’agit-il d’une phrase « symptomatique » d’un mouvement, ou au moins d’une tension, qui traverse son œuvre depuis ses débuts? Althusser, dans cette phrase, parle-t-il de Hobbes ou plutôt de lui-même? Le Journal de captivité du 4 mai 1941 fait état d’un texte intitulé « L’Ambiguïté »…
[1] Edward P. Thompson, Misère de la théorie. Contre Althusser et le marxisme anti-humaniste, 1978, trad. Alexia Blin, Antony Burlaud, Yohann Douet et Alexandre Feron, Paris, L’Échappée, 2015.
[2] Yann Moulier Boutang, Louis Althusser. Une biographie. 1 La formation du mythe (1918-1956), Paris, Grasset, 1992, p. 178.
[3] Louis Althusser, L’avenir dure longtemps, suivi de Les faits, 2e éd Paris, Stock/Imec, 1994, p. 131.
[4] Louis Althusser, « Une conversation sur l'histoire littéraire (1963) », dans Écrits sur l’histoire 1963-1986, texte établi et annoté par G. M. Goshgarian, Paris, PUF, 2018, p. 69.
[5] Louis Althusser, Éléments d’autocritique, Paris, Hachette, 1974, p. 47-48.
[6] « De la genèse », dans Écrits sur l’histoire, op. cit., p. 81-86.
[7] « Marx dans ses limites », dans Écrits philosophiques et politiques 1, Paris, Stock, 1994, p. 403-405.
[8] « Le courant souterrain du matérialisme de la rencontre (1982) », Ibid. p. 570.