Althusser à son « poste de travail ». Peu de moyens de production, pas de bibliothèque, pas un seul livre sur son bureau, des tapuscrits ronéotypés, dont un ouvert, des feuilles éparses devant lui, une enveloppe de lettre, un stylo-plume dans sa main droite, fermé, comme si aucune tâche d’écriture ou de correction n’était à l’ordre du jour. Althusser lit. Dans l’autre main la pipe, maintenue en équilibre dans la bouche, sans que l’on sache s’il fume ou mâchouille seulement l’embout de ce calmant-excitant. De la pose on dirait, s’il n’y avait pas ce curieux sourire de plaisir réel qui joue sur ses lèvres : plaisir du comédien qui maîtrise à la perfection sa mise en scène, ou plaisir innocent du lecteur devant une phrase qui le fait penser. On ne le saura pas, d’autant moins qu’Althusser se disait lui-même excellent acteur. Mais à la différence d’autres photographies publiées à ce jour, où il nous affronte avec les yeux perçants de l’intellectuel pénétré qui interroge (et, souvent, séduit), cette photo-là esquive l’adresse directe : s’il pose, il ne le fait pas en défiant le spectateur par son regard, mais par son absence ; ou plutôt en regardant quelque chose d’autre, devant lui, qui le réjouit. Peut-être est-ce le fait qu’il sache que nous ne savons pas ce qu’il regarde qui le réjouit, mais cela importe peu ; le fait est qu’il y a du plaisir dans cette photo. Althusser semble heureux, en paix avec le monde, un monde qu’il a voulu créer étroit, son bureau à l’École, son appartement à l’École, un lieu protecteur, la table est rangée, chaque objet a sa place, le rideau tiré.
On est en mars 1956, Althusser sort de la maison de santé de Chatenay-Malabry, un autre lieu protégé et protecteur, où il espérait trouver ce « répit de l’esprit » qui domine effectivement la scène. Espace clos, sans contact avec le monde du dehors, s’il n’y avait le photographe qui doit bien se trouver à l’intérieur de la scène, mais sans que l’on sache s’il l’ouvre ou la clôture davantage. Derrière Althusser néanmoins, le lieu donne sur un extérieur à qui on peut adresser cette question : renforce-t-il ou fissure-t-il le cocon dans lequel il s’est posé ? Installés sur ce qui objectivement constitue un passage vers le monde, à savoir un poste de radio, se tiennent en surplomb une girafe et à ses pieds un buste. Buste d’un personnage non reconnaissable sur la photo, on pense à Marx ou Lénine, quelque chose d’attendu de la part du grand philosophe marxiste, et c’est seulement sur une autre photo du même lieu et de la même époque que l’on perçoit qu’il s’agit d’une femme avec un fichu blanc sur la tête et une espèce de poncho sur les épaules : paysanne mexicaine, péruvienne ou encore ruthène, une femme en tout cas, ni un grand philosophe ni un leader politique révolutionnaires, et même pas une prolétarienne levant le poing dans la lutte contre l’oppresseur. Une image de la tradition inscrite dans le corps, de l’immuable, regardant droit devant elle, la tête inclinée, dans une posture de modestie indispensable à ce genre de représentation du féminin.
Derrière elle, un animal, pas n’importe lequel, un animal absurde, un hapax de la nature, une blague de l’Éternel, aussi improbable que le zèbre avec sa coiffure de punk, et comme lui un animal d’Afrique, mais pas de cette Afrique du Nord où Althusser est né. De même que la paysanne n’est pas une fille berbère ou kabyle, la girafe n’appartient pas à de l’exotique familier à Althusser. Ce n’est pas non plus un animal qui habiterait le bestiaire philosophique traditionnel, contrairement à la chouette ou même les vaches, qu’elles soient grises ou noires. Si la girafe a pu venir heurter Althusser dans ses lectures, cela aurait été chez Freud, chez le petit Hans qui d’abord affuble la girafe dessinée par son père d’un phallus géant dont le porteur, selon le petit, est bel et bien sa mère, avant de chevaucher l’animal en rêve, mais à condition qu’il soit tout chiffonné. La girafe d’Althusser est bien portante, et rien ne nous indique qu’il connaissait le texte de Freud ni que sa girafe s’y réfère. Il n’empêche qu’il s’agit d’un animal que l’on pense féminin, comme l’est par ailleurs le seul autre animal de la savane africaine qui traverse la vie d’Althusser, cette fois-ci sous sa plume : la jeune éléphante censée réfuter Engels et sa preuve « matérialiste » du pudding qui consisterait dans le fait qu’on le mange.
On se souvient de la phrase déroutante dans Lire le Capital : « Le bel argument que la preuve du pudding c’est qu’on le mange! Ce qui nous intéresse, c’est le mécanisme qui nous assure que c’est bien du pudding que nous mangeons et non une jeune éléphante au bain-marie, quand nous pensons manger notre pudding matinal ! » Pur trait délirant, éclair de la folie au détour d’un débat philosophique sérieux ? Rien n’est moins sûr. Peut-être a-t-il fallu l’intervention de cet autre animal extravagant pour invalider, une bonne fois pour toutes, le matérialisme facile, peut-être sans lui le déplacement qu’Althusser inflige au questionnement philosophique matérialiste serait-il resté inaudible et sans effet. Reste à savoir pourquoi il importait de transformer le si mâle éléphant en jeune fille. On connaît l’importance qu’Althusser accordait aux femmes dans l’éclatement de ses passages délirants ; jamais il ne les déclarait responsables, mais il savait – ou croyait savoir – qu’une partie de sa déraison était liée au féminin.
Féminin archaïque, menaçant et persécuteur, domestiqué sous forme de tendre chair d’une jeune éléphante obtenue par cuisson lente, de paysanne traditionnelle au regard modeste ou de cette femme-animal qu’est la girafe dans sa si maladroite élégance tâtonnante. C’est à cette condition-là qu’il semble pouvoir entrer dans le cocon, et bien plus : contribuer au déploiement des forces productives qui y agissent et qui, si elles étaient restées gentiment raisonnables, n’auraient jamais déplacé une seule question en problème. Althusser, plus que personne d’autre, en savait long sur l’impossibilité de cette domestication. Il n’empêche qu’il tînt à la tentative. Pour une fois, tout de même, ce faisant il n’a pas réussi à déplacer les termes de la question : clivé entre force archaïque et absolument domestiquée, le féminin ne pouvait être qu’une mise en échec de celui qui jouait à ce jeu. Fissure ou renforcement, pour le cocon d’Althusser le féminin était l’un et l’autre, et comme le cocon lui-même, indispensable à son plaisir de produire de la philosophie.