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Au centre du texte, un voyage

Jean-Claude Milner

Au centre du texte, un voyage

Au centre du texte, un voyage. Diogène Laërce n’aurait pas eu de peine à en tirer une anecdote. Platon venait de débarquer au Pirée ; le croisant sur l’agora, Diogène le Cynique lui demanda qui avait navigué avec lui ; Platon lui répondit qu’il l’ignorait. « Leur as-tu parlé au moins ? », s’enquit Diogène. –  Non.  Et Diogène de conclure : « Je ne m’étonne pas de te reconnaître si facilement où que tu sois, où que tu ailles, d’où que tu viennes. Tu es et seras toujours le même homme, parce que pour toi, il n’y a pas d’autres hommes ». Puis il prit sa lanterne.

Ne donnons pas à ce jeu plus de portée qu’il ne convient. Il révèle pourtant une donnée. À l’exemple des philosophes antiques, Althusser tient qu’à choisir entre matérialisme et idéalisme, on change de vie. Rien de commun, prétendaient les Anciens, entre le quotidien d’un philosophe et d’un non-philosophe, d’un platonicien et d’un épicurien, d’un stoïcien et d’un aristotélicien. De même, est-il affirmé, tout sépare l’idéaliste et le matérialiste, tout, depuis la doctrine jusqu’à la conduite ordinaire. L’un ne prend pas le train comme l’autre.

Du reste, on n’aurait pas de peine à reconnaître dans l’exemple du train la variante d’une parabole des Stoïciens : l’homme vit sur terre comme un passager ; le navire le débarque sur le rivage, jusqu’au moment où le capitaine décide d’appareiller. « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps ! Levons l'ancre ! … ». Baudelaire fourmille d’allusions à Épictète. Sinon qu’Althusser, sectateur de Spinoza, renverse le stoïcisme. Non pas apprendre à mourir, mais apprendre à vivre, la maxime lui était familière. Or, la vie, selon lui, ne se situe pas sur le rivage immobile, mais sur le navire mobile. Elle ne consiste pas à rester sur un quai, en se préparant au moment où l’on devra le quitter, mais elle consiste à faire des rencontres. À quoi le voyage est propice et plus spécialement encore, le voyage en train.

Pourquoi ? Au moment où Althusser écrit, le compartiment est encore la norme, lieu clos de rencontres sans lendemain, de discussions qui ne reprendront jamais. Expériences brèves dont il faut tirer un savoir. Sans doute pourrait-on discuter. Faut-il nécessairement avoir engagé la conversation pour prendre part à la circulation des paroles ? Il suffit parfois d’écouter en silence pour être transformé. Il n’y faut qu’un peu d’attention. Mais Althusser insiste. Le voyageur contemplatif, qui s’est borné à dévisager ses compagnons, à saisir au vol tel ou tel de leurs propos, celui-là s’est interdit de faire de « bonnes rencontres ».

Je ne puis lire cette expression sans tristesse. Elle naît d’une demande, sans doute insatisfaite. Pour s’exprimer ainsi, il faut avoir été traversé d’une crainte. Et si l’on ne devait jamais rencontrer personne ? Le compartiment rappelle par trop les divers enfermements dont Althusser jalonna sa vie, le stalag, la Rue d’Ulm, la maladie, le crime. Dans les « marges alternatives » du schéma final, on pourrait tout autant reconnaître les barreaux d’une prison. Comme si l’enfermement conditionnait l’éventuelle rencontre. Comme s’il permettait d’échapper à la malédiction de la passante, « Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être ! »

J’entends les objections. Althusser dénomme, pour plusieurs de ses co-voyageurs, l’occasion d’une césure. J’en sais qui peuvent dire « J’ai rencontré Althusser », laissant par là entendre qu’il y eut un avant et un après. Mais lui-même ? Rencontra-t-il ceux qui l’ont rencontré ?

Derrière les portes de l’étroit cubicule, sur les banquettes jumelles se faisant face, « les vies singulières » se racontent. Le contact est facilité par un temps et un espace strictement délimités. En profiter pour multiplier les expériences, voilà qui définit l’éthique matérialiste selon Althusser. La vie passe, semblable à un roman d’éducation, qui ne serait autre qu’un récit de voyage. Mais ce roman, on le sait, changea en cours d’écriture et se conclut en tragédie. L’espace clos s’ouvrit sur le vide et le temps, sur l’irrémédiable. En de tels instants, nulle rencontre ne subsiste. Et nulle expérience. Personne n’a rien appris.