Ce schéma nous parle par sa date, par son contenu, par sa disposition.
S’il date de la fin des années 40, il a été conçu à une époque où les études spinozistes sont au point mort en France : c’est une dizaine d’années plus tard seulement que commenceront à paraître les ouvrages classiques de Zac, Gueroult, Matheron, Deleuze : durant ce temps, rien de marquant depuis, avant-guerre, les travaux de Brunschvicg. En outre, Spinoza n’avait pas encore suscité beaucoup d’intérêt du côté du marxisme français : en fait de références philosophiques, Nizan s’était intéressé aux matérialistes de l’Antiquité, Lefebvre à Nietzsche et Hegel, puis à Descartes ; il faudra attendre 1956 pour voir paraître le premier volume de l’ouvrage de Desanti sur l’histoire de la philosophie (le tome II, qui aurait traité de la doctrine spinoziste elle-même, est resté inachevé). Le jeune Althusser s’exerce donc ici à déchiffrer une philosophie pour laquelle il n’avait guère de guides. Une philosophie qui jouera un rôle majeur dans sa vie intellectuelle ultérieure : on sait les phrases fortes de Lire le Capital sur Spinoza, et plus tard l’autocritique énigmatique « nous avons été spinozistes ». Ce schéma nous montre donc un premier essai d’appropriation solitaire de cette pensée dont l’empreinte marquera durablement le jeune marxiste qui le trace.
Le contenu : c’est le problème des relations entre substance, attributs et modes – la plus grande partie du schéma étant occupée par les modes infinis. Pratiquement aucun mot n’est d’Althusser lui-même : son intervention consiste à emprunter les mots latins de Spinoza (issus d’Ethica I et II et de la lettre 64) et à les réorganiser de façon significative (il reprend ainsi, probablement sans le savoir, la démarche du jeune Marx réécrivant le Traité théologico-politique) : la seule partie qui soit de lui au sens strict, en français, c’est la troisième colonne, celle qui est consacrée aux attributs inconnus, dont Spinoza ne nous dit évidemment rien. Mais les choix opérés dans cette réorganisation sont lourds de sens. Les termes généraux ne sont pas « la substance » (ni même « Dieu », qui n’apparaît qu’à titre d’explicitation) ou « le monde » ; ce sont « natura naturans » et « natura naturata » – dans l’ensemble du lexique de Spinoza, ou hérité par Spinoza, le schéma choisit les deux expressions qui, répétant un terme commun (la nature), soulignent automatiquement l’unité de l’univers. De même, la définition choisie pour expliciter ce qu’est la nature naturante est loin d’être insignifiante : « Deus sive omnia Dei attributa », c’est, parmi toutes les formules de l’Éthique, celle qui, en mettant les attributs au même rang que Dieu, élimine d’emblée toutes les interprétations subjectivistes ou émanatistes de l’attribut (alors très répandues), donc rend à la pensée spinoziste sa radicalité. Enfin, la présence même des attributs inconnus et l’insistance sur le fait que nous en savons malgré tout quelque chose (qu’ils sont nécessairement structurés comme ceux que nous connaissons, avec des modes infinis médiats et immédiats) a un double enjeu : d’une part, elle arrache le système à la confrontation dualiste pensée/étendue, âme/corps, ces distinctions, certes réelles, apparaissant ainsi comme des applications de lois universelles irréductibles aux spécificités de l’individu humain ; d’autre part elle souligne que le mode de production des choses singulières renvoie à ce que l’on pourrait appeler des lois constantes de la causalité, indépendantes de leur champ d’exercice. Au total, la logique de ces choix insiste sur une lecture naturaliste de Spinoza, centrée sur la structure totale de la réalité, plutôt que sur Dieu ou sur l’homme. Cette lecture est déjà comme une interprétation.
Cette interprétation, Althusser la présente ici non dans un résumé mais par un schéma : la disposition visuelle vient compléter le choix des termes. Par la répartition de l’espace, tout d’abord : l’insistance sur les attributs inconnus, qui d’habitude intéressent peu les commentateurs, se manifeste ici par l’occupation d’une colonne entière, soit près d’un tiers de l’espace, d’autant plus visible qu’elle est presque vide, à opposer à la relative abondance des explications latines des deux autres colonnes. Par les flèches ensuite, qui ordonnent un triple mouvement : celles qui indiquent l’inhérence des attributs à Dieu, celles qui signalent la relation des attributs aux modes, celle qui encercle en rouge tout ce qui concerne la nature naturée, connue et inconnue, par-dessus un premier trait bleu symétrique du rectangle supérieur où sont Dieu et les attributs. Par les soulignages enfin, qui mettent en valeur non seulement les têtes de chapitres, comme on pouvait s’y attendre, mais aussi les mots omnia corpora et omnium, comme pour marquer encore la lisibilité de la structure totale de la Nature.
Il ne faut pas se hâter de voir dans ce dispositif le germe des lectures ultérieures. Mais au moins il est désormais disponible pour elles.