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Sur la dictature du prolétariat

G. M. Goshgarian

Sur la dictature du prolétariat

Un passage (biffé) sur la politique suicidaire du feu Parti Communiste d’Union Soviétique. Une lecture crédule et bientôt désavouée de la résistance que les partis frères occidentaux auraient opposée lors de la Conférence de vingt-neuf partis communistes, tenue fin juin 1976 en feue RDA. Une tentative de mobiliser Gramsci contre le dernier avatar en date du réformisme communiste, l’« eurocommunisme », stratégie rejetée dans Que faire ? (1978), où ce même Gramsci fait figure d’eurocommuniste avant la lettre [1]. Et l’annonce d’une exposition de la « théorie marxiste de la dictature du prolétariat », devenue, suite à son abandon par le XXIIe Congrès du PCF en février, l’enjeu central de la lutte anti-réformiste althussérienne. En un mot, en m’invitant à commenter une page du tapuscrit de la conférence qu’Althusser prononça à Barcelone le 6 juillet 1976, l’Imec me met en face d’un discours outrageusement rétro. Il fait penser à la boutade d’Alain Renaut pour qui, en 1988, Althusser avait quelque chose de « très daté », évoquant « irrésistiblement, comme la musique des Beatles ou les premiers films de Godard, un passé proche mais révolu ».

Son auteur ayant mis, d’une manière ou d’une autre, une bonne partie de cette page sous rature, nous ne nous occuperons que de ce que beaucoup voudraient bien raturer à sa place : le « dogme mort » (Georges Marchais) de la dictature du prolétariat. Or, ce « dogme » ne se laisse pas raturer si facilement que ça. Le philosophe ne défend-il pas l’idée de dictature de classe dès son Montesquieu de 1959, à travers l’affirmation que la monarchie absolue en était une, contre l’avis de nombreux marxistes, dont Marx ? Ne proclame-t-il pas dans Socialisme idéologique (1967, à paraître), que la dictature du prolétariat est le « point crucial de toute l’histoire théorique et politique du marxisme » ? Ne consacre-t-il pas, en 1969, un livre entier à ce que la dictature du prolétariat devait provisoirement remplacer, la dictature de la bourgeoisie et ses appareils idéologiques d’État ? N’affirme-t-il pas, à Barcelone, que la dictature du prolétariat est « le concept clé de la théorie marxiste en matière de lutte de classe », avant d’inscrire cette thèse au cœur de son dernier grand texte théorique, « Marx dans ses limites » (1979) ? Chemin faisant, ne généralise-t-il pas la notion selon laquelle la cristallisation d’une dictature de classe constitue le moment fondateur de toute société de classe viable, pour élaborer, de la sorte, une théorie de la rencontre contingente devenue nécessaire grâce à sa « prise » ? Il semble donc bien que ce qu’Étienne Balibar disait en 1976 de la doctrine de Marx s’applique avec une égale pertinence à celle de l’auteur de Pour Marx : « le concept de la dictature du prolétariat est indissociable de la théorie marxiste de l’État et de la lutte de classe ― ôtez-le, le reste s’écroule ».

On dira, pour l’excuser, qu’Althusser partageait son « attachement injustifié à la dictature du prolétariat » (L’Humanité) avec les communistes de son époque. Mais, en 1976, ce n’est plus vrai. Certes, fin mars à Grenade, cinq mille personnes viennent l’écouter plaider la cause d’une « non-philosophie » inspirée par le concept léniniste du « non-État » de la dictature prolétarienne. Le 23 avril, lorsque le philosophe explique sa position sur la dictature du prolétariat à la vieille gare de la Bastille, nous sommes un bon millier à l’écouter, plutôt contre que pour, mais on ne peut plus attentifs. Le lendemain, on annonce à la une du Monde que l’abandon de la dictature du prolétariat fut « critiqué au sein même du PCF » par son philosophe le plus en vue. El País profite de la Conférence de Barcelone pour publier une interview avec le célèbre conférencier. Le texte de la conférence trouve bientôt sa place dans un gros manuscrit alliant une défense de la dictature du prolétariat à une critique en règle du régime interne du PCF, Les Vaches noires. Il ne sera pas publié du vivant d’Althusser, mais fournira la matière d’une conférence, plus discrète il est vrai, qu’il prononce en décembre, avant de la faire éditer en plaquette six mois plus tard sous le titre de XXIIe Congrès. Impossible donc de le contester : au moment où Althusser se penche sur notre page, la bataille fait encore rage autour de la dictature du prolétariat.

Il n’empêche : il fallait être d’un autre âge pour croire qu’elle n’était pas perdue, et depuis longtemps. Il suffit de mesurer la thèse avancée dans Les Vaches noires, selon laquelle le rejet de la dictature du prolétariat par la quasi-totalité des délégués au XXIIe Congrès était dû à la manipulation de structures organisationnelles restées staliniennes, à l’aune du silence assourdissant observé par les militants communistes quant au « concept clé de la théorie marxiste » lorsque Althusser lança, en avril 1978, dans Le Monde et ailleurs, une offensive retentissante contre ces mêmes structures. Les communistes qui se sont engouffrés dans la brèche ainsi ouverte pour réclamer un réexamen de la question de la dictature du prolétariat étaient rarissimes. C’est Paul Laurent, du Secrétariat du parti, qui, à la une de L’Humanité, répondait pour les autres à ce qu’il appelait, à juste titre, la « déclaration de guerre » althussérienne : « l’attaque est concentrée sur les partis qu’on a qualifiés ensemble d’“eurocommunistes” [et elle] sera jugée comme il convient par les communistes. C’est pourquoi ils agiront pour que l’entreprise dont elle relève soit complètement mise en échec. » Promesse tenue.

Althusser ne s’était pas attendu à autre chose. C’est lui qui avait constaté, le premier, l’inactualité de sa pensée, avant même la dissolution des Beatles, pour l’assumer courageusement en 1976, notamment sous forme de la Conférence de Barcelone. Et il allait bientôt l’expliquer, mieux que tout autre, à travers une analyse de la « crise du marxisme » non moins datée que le concept de la dictature du prolétariat ― nécessairement, l’abandon de celui-ci étant le symptôme principal de celle-là. Cette analyse, élaborée longtemps avant qu’Althusser décide de la rendre publique en 1977, dit essentiellement ceci : le concept de la dictature du prolétariat restera inactuel, et le marxisme en crise, tant que ce dernier n’échappera à sa déformation « en idéologie de type bourgeois », que ce soit sous la pression exercée par la dictature bourgeoise ou sous l’emprise du stalinisme. Et donc le marxisme et son concept clé politique resteront inactuels – plus ou moins inactuels, suivant l’évolution de la lutte contre les forces qui en feraient des dogmes morts – jusqu’à nouvel ordre. Althusser le dit mieux lors d’une conférence prononcée à Nimègue en mai 1978 : « Mais si nous savons connaître exactement cette crise [. . .] alors la partie n’est pas jouée. Je dirai que c’est notre seul espoir dans le monde où nous vivons, mais il est immense. [...] Pour nous communistes il suffit de dire : demain il fera jour. »

[1]. Louis Althusser, Que faire ?, Paris, PUF, 2018.