« Cela relègue très haut et très doux les effets du vent, les oiseaux et les papillons eux-mêmes.
On est très bien là-dessous tandis qu’aux faîtes il se passe quelque chose de très doucement balancé et musical, de très doucement vibrant.
Chaque bois de pins est comme un sanatorium naturel, aussi un salon de musique, une chambre… une vaste cathédrale de méditation (une cathédrale sans chaire par bonheur) ouverte à tous les vents [1]. »
Debout, un homme y lit un livre, seul dans une lumière qui doit être d’été car elle dessine des ombres fortes.
Tient-il un livre ? ce n’est pas sûr ; quel autre objet ? une tasse peut-être, ou bien une boussole ? Que font ces objets dans cette situation manifestement construite, intentionnelle ? Laissons ces questions. Gardons pour un moment le cap d’une lecture.
L’ombre du liseur s’étend vers nous, posée sur l’herbe, s’arrêtant non loin de la zone obscure où commence toute la densité du bois de pins.
Qui est-il ? que lit-il ? peut-être ces questions sont-elles secondaires tant qu’on n’a pas considéré comment il lit : comme un qui lirait pour un public pour une audience autour de lui. Il n’est d’ailleurs pas certain que quelqu’un ne soit pas caché derrière le tronc du pin le plus proche de nous : ne devine-t-on pas le pan d’une veste ? Au reste, c’est aussi bien pour le cercle des pins qu’il lit, pour le soleil et l’ombre.
S’il lit ainsi, c’est qu’il déclame ou proclame, lecture solennelle – ni pontifiante pourtant (il n’y a pas de chaire) ni impérieuse mais insistante, pénétrante. Lecture qui veut donner toute sa force à l’idée même – à toutes les idées – de la lecture.
Il lit ou il dit d’abord ceci, sans doute : « notre temps risque d’apparaître un jour comme marqué par l’épreuve la plus dramatique et la plus laborieuse qui soit, la découverte et l’apprentissage du sens des gestes les plus “simples” de l’existence : voir, écouter, parler, lire. »
Il faut donc aussi qu’il lise un texte important. Un texte capital.
Par exemple, ce texte intitulé Das Kapital où se trouve citée cette réplique d’un personnage de Shakespeare : « Être un homme de belle apparence est un don des circonstances, mais savoir lire et écrire, c’est quelque chose qui vient par nature. »
Ou bien ce pourrait être, en hommage à la nature du lieu, ce Carnet du bois de pins écrit dix ans avant l’année de la photo par un poète, un camarade du parti.
Un parti-pris des choses comme un parti-pris de perfection : « Comment me serais-je refusé au seul parti qui se propose la perfection ? » disait le poète pour qui le bois de pins était un lieu pour laisser l’homme seul au milieu de la nature, à ses pensées, à poursuivre une pensée.
Au milieu de la nature selon Spinoza, laquelle est indissociablement celle des pins, du soleil et de l’ombre, que celle de la communauté humaine.
Il dit : « Cette communauté d’action et de lutte, moi perdu dans d’immenses foules (défilés, meetings), j’étais enfin à mon affaire. Mes fantasmes de maîtrise étaient alors bien loin de moi. »
Les fantasmes plus tard se sont rapprochés comme si la torsion de la pinède s’était accentuée et recourbée en méandres et lacets enchevêtrés autour du lecteur. Se proposer la perfection est dangereux car le perfectionnement est interminable, impossible à assouvir, retors et prenant à la gorge la voix même du lecteur.
Mais lit-il – après tout ? Nous l’avons d’abord cru mais il se peut aussi bien qu’il tienne un objet sur lequel il semble fixer son regard. C’est notre regard qui a mal vu, qui a trop lu.
Quel objet ? on pourrait penser à une tasse. De café ? Nous retrouverions le même poète : « Rien que le mot “café” contient tout le pouvoir de sa substance. Un mot court, deux syllabes. La première frappe, la seconde s’évanouit dans la fumée. »
Un café au malt : il en est question dans les lettres.
Que fait-il là ? Lit-il dans le marc ?
Ou bien quel nord sur la boussole ?
Mais plutôt pin parmi les pins, plus tassé, moins élancé mais comme eux poussé là par rencontre matérielle. Pas un sujet, juste un qui se trouve là. Qu’on a placé là.
Aussi reste-t-il pour finir silencieux, immobile dans son cercle photogène. Louis est son nom : illustre, brillant, glorieux. Même nom que Lewis auquel il fit une réponse.
Au fond et tout en bas de la pente sur laquelle s’élèvent les pins on devine un golfe ouvert sur des lointains maritimes, sur le processus sans sujet de l’hydre absolue, ivre de sa chair bleue qui se remord l’étincelante queue dans un tumulte au silence pareil.
Les pins assurément garderont le tumulte, à l’abri de leurs faîtes vibrant doucement.
[1]. Francis Ponge, Le Carnet du bois de pins, Lausanne, Mermod, 1947.