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On a toujours besoin du dehors du théâtre

François Regnault

On a toujours besoin du dehors du théâtre

Dans ce fragment d’un discours de Louis Althusser au Piccolo Teatro, je relève cette phrase : «  Au fond, je parle du théâtre du dehors [1]». Lui qui écrivit l’un des articles allant le plus loin dans la question de la dialectique structurale, ou de la structure dialectique, d’une pièce de théâtre, incluant une réflexion neuve sur l’identification et la distanciation, inspirée par sa critique de la conscience de soi selon Hegel, je vérifie combien il sut, dans son article mémorable, intitulé Le « Piccolo », Bertolazzi et Brecht (Notes sur un théâtre matérialiste), opérer un va-et-vient lui-même dialectique entre le cœur d’une pièce et les illusions de la conscience du spectateur, « car la conscience accède au réel non par son développement interne, mais par la découverte radicale de l’autre que soi. [2] » Il aura donc été, dans cet article, dont Giorgio Strehler était extrêmement fier, un autre que le théâtre.

Il se trouve qu’avec un de mes amis, (futur excellent metteur en scène), j’étais allé en 1962 à l’une de ces représentations d’El Nost Milan (Notre Milan), de Bertolazzi, mis en scène par Strehler, au Théâtre des Nations à Paris (l’ancien « Sarah Bernhardt », devenu « Théâtre de la Ville »), et que nous étions partis après le second acte, celui de la cuisine populaire, sans voir le troisième, et jugeant le spectacle trop « naturaliste ». Nous emboîtions le pas à l’ensemble de la critique, et l’article d’Althusser (notre « caïman » de philosophie de la rue d’Ulm), nous fit effectuer une rapide conversion, un peu comme celle qu’on fait en ski. C’est qu’Althusser y avançait l’invention de ce qu’il appelle une dialectique « à la cantonade », une dissociation entre l’ensemble d’un sous-prolétariat vivant un temps mort, et deux ou trois personnages, n’intervenant guère qu’à la fin des actes, mais jouant un rapide et grave mélodrame. Il n’y avait en effet aucun rapport entre ces « personnages du temps », et les « personnages de l’éclair ». Althusser demande : « Comment ces deux formes de temporalité peuvent-elles exister, apparemment étrangères l’une à l’autre, et pourtant unies par un rapport vécu ? » Il répond : « C’est justement l’absence de rapports qui constitue le rapport véritable. [3] » J’en suis persuadé, ce sont les temps morts des scènes non mélodramatiques (la lenteur de la scène de la soupe populaire) qui nous avaient justement déconcertés, ennuyés, mon ami et moi. Entre mes camarades et moi est restée célèbre ensuite cette dialectique à la cantonade (nous entendions même : à Lacan-tonade ! Après tout, c’est Althusser qui avait fait venir Lacan rue d’Ulm.)

Althusser, en bon structuraliste, affirme que « c’est la dynamique de cette structure latente spécifique, et en particulier la coexistence d’une temporalité dialectique et d’une temporalité non-dialectique, qui fonde la possibilité d’une véritable critique des illusions de la conscience (qui se croit et se prend toujours pour dialectique)… ». Et il évoque à ce propos Mère Courage et La Vie de Galilée de Brecht. Il me souvient aussi qu’ayant vu le George Dandin de Molière mis en scène par Roger Planchon, là où la critique soi-disant brechtienne s’émerveillait de lire les rapports de classe des avanies conjugales entre le pauvre mari paysan, et sa femme et sa belle-famille bourgeoises (les Sottenville), Althusser prétendait que la pièce racontait au contraire le désir d’émancipation d’Angélique : pièce féministe, non « sociale », selon une inquiète perspicacité du philosophe. L’article d’Althusser est à coup sûr un hapax dans son œuvre, mais aussi dans l’ensemble des réflexions qui se faisaient alors jour à propos du théâtre.

Althusser était content que la vignette de son Pour Marx (il remercia mon père, Jacques Regnault, de la lui avoir calquée d’après une mosaïque romaine) qui représentait à ses yeux les oies du Capitole réveillant les Romains quand survient l’ennemi gaulois. Je pense qu’il songeait à réveiller le Parti Communiste Français, ou les Français, grâce à Karl Marx. Grâce à l’idée d’une science qui ne soit ni « bourgeoise » ni « prolétarienne » !

De nos jours, dans le théâtre, à la place de ces sympathiques oies, une compagnie de perroquets véhéments et pleurnichards écrivent pour la scène, non des pièces, mais des diatribes dénonçant à l’envi nos exactions, à nous autres Français, chez nous, en Europe, en Occident, en Afrique, dans le monde entier, de sorte que le bon spectateur du théâtre public, jouissant d’une culpabilité sans conséquence, participe par devoir au débat qui suit la pièce, et se soulage de découvrir que ces artistes intransigeants sont quand même au fond tous gens de bonne compagnie, et tout le monde rentre chez soi, les uns avec leur femme et les autres tout seuls, comme dit la chanson !

Quant à la dialectique à la cantonade, elle a fait place sur la scène, en nos temps troublés, à de fréquentes et pieuses diatribes prétendument politiques et résolument moralisantes, et sans la moindre dialectique.

[1] Il souligne « du dehors », comme je le vérifie sur la photocopie de sa dactylographie dont je reconnais bien la façon.

[2] Louis Althusser, Pour Marx, François Maspero, « Théorie », Paris, 1965, p. 144.

[3] Ibid. p.135.