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Une couleur à l'imprononçable

Une couleur à l'imprononçable

Éloignée de Paris, Anne-Marie Albiach envoie presque tous les jours des peintures-lettres à Claude Royet-Journoud, il y en aura trente-quatre entre janvier et mars 1984. Elle continue par d’autres moyens le travail pratique exigé par la lecture d’État, travail devenu mise en scène et projection du poème dans la peinture. À Jean Daive, dans Anne-Marie Albiach, l’exact réel (Éric Pesty Éditeur, 2006), elle dit à propos d’État : « Je pense qu’il y a une intrusion de personnages, qui donnent un aspect concret à un texte qui en apparence resterait abstrait. Mais je pense que les personnages sont nécessaires puisqu’ils incarnent les voix, ou les voix les incarnent. Il y a aussi les présences femelles. Il y a… il y a plusieurs plans. Il y a le premier plan, le deuxième plan, l’arrière-plan. » Évoquant État, elle semble commenter un tableau. Plusieurs plans ordonnent la peinture-lettre. Un homme en retrait porte un enfant dans ses bras, les autres corps semblent « séparés d’un regard qui les/ramène » vers l’arrière-plan de la peinture. Les « présences femelles » tournent autour du regard de l’homme. Rouge, bleu, jaune, mauve. Les corps sont détachés par les couleurs. On peut voir maintenant en un arrêt du mouvement, le corps d’une femme auquel la couleur bleue accorde une sensualité intense, parallèlement : « apparition/dans la lumière en opposition d’un couple ». Elle regarde hors du cadre : « le cadre l’absout ».
Faut-il continuer à lire État pour regarder cette peinture ?
Les peintures-lettres continuent l’écriture par d’autres moyens. Le titre État apparaît sur la couverture des éditions du Mercure de France avec un É en italique. Dans son carnet de 1978, Anne-Marie Albiach écrit : « le E italique pour la couleur », mais dans un entretien avec Jean Daive, elle dit : « Je crois que l’italique intervient ici pour détruire le mot. C’est-à-dire pour lui enlever sa signification première et permettre de multiples significations. Avec l’italique il est impossible de prononcer vraiment le mot, il devient imprononçable. On le prononce quand même parce qu’on ne peut pas faire autrement, mais en fait il est… il devient visuel : on peut le prononcer mentalement mais je ne vois pas comment on peut prononcer une italique qui commence un mot. »
État rend visible l’imprononçable, le E italique se voit et rend ainsi la lecture impossible, le titre est illisible parce qu’il est visible, il donne une couleur à l’imprononçable.
Quelle serait la couleur du E ?
« A noir E blanc… J’écrivais des silences, des nuits, je notais l’inexprimable. » Proximité d’Arthur Rimbaud et d’Anne-Marie Albiach : il revient aussi au poème de faire voir l’inexprimable. Blanc est la couleur, le souffle est la couleur, le blanc de la page est une couleur qui renvoie à l’italique.
Tout au fond de l’image, on semble apercevoir un tableau. Non, on se plaît à croire qu’il pourrait y en avoir un, plus encore, on aimerait y voir un miroir pour regarder cette peinture d’Anne-Marie Albiach comme une mise en scène affolée des Ménines puisque chaque personnage porte une couleur qui lui est propre comme dans le tableau de Velasquez.
« La nécessité de sentir la page respirer…, dit Anne-Marie Albiach à Jean Daive, peut-être presque de vibrer. Comme une peinture. »

Francis Cohen