En arrivant en Inde, il faut devenir sémiologue sans quoi, on est perdu. C’est ce qui arriva à une haute délégation de Matra venue pour signer des contrats d’armement, espérait-elle. On eut beau leur demander de faire attention aux couvre-chefs, de ne pas confondre un turban sikh avec un turban du Rajasthan, de savoir repérer le bracelet de fer du Sikh laïcisé qui a rasé sa barbe, ôté son caleçon de combat, rangé son poignard et son peigne sacré dans un coffre, mais qui jamais ne se défera de son bracelet de fer, bernique ! Ils rencontrèrent leurs partenaires militaires en uniforme le matin, et devaient les revoir dans un pince-fesses officiel le soir même. Mais le soir, les militaires indiens s’habillent en civil et bonjour les turbans différents, le roulé serré harmonieux des Sikhs, le grand n’importe quoi du Rajasthan… Les Matra-Men se plantèrent avec un bel ensemble. Adieu contrats.
Sans oublier les dieux. Trois cent millions, dit-on. Mieux vaut s’y mettre immédiatement. Je m’y plongeais avec ardeur jusqu’en 1990. Cette année-là, Lal Krishna Advani, un homme politique d’un modeste parti nationaliste entama un long pèlerinage de Dehli à la ville d’Ayodhya, dans le nord de l’Inde. Il cheminait dans une jeep surmontée d’un grand lotus rose ouvert, d’où émergeait son crâne chauve.
Ayodhya était connue dans la mythologie hindoue pour avoir été le lieu de naissance du dieu Ram. Bon. À l’époque, Ayodhya comprenait aussi une mosquée édifiée par l’empereur Babour, fondateur de la longue généalogie des empereurs moghols. J’ai gardé les coupures de presse couvrant les différentes étapes du pèlerinage du lotus rose : immanquablement, au passage, la caravane sacrée tuait quelques musulmans. Puis un peu plus que quelques. Puis beaucoup. L’extermination des musulmans de l’Inde (150 millions) était par ailleurs propagée par Bal Thackeray, un leader populiste de Bombay (qui ne s’appelait pas encore Mumbaï) : il trouvait formidable la Solution Finale en brandissant Mein Kampf, et promettait à son public de faire la même chose aux musulmans de l’Inde.
Le modeste parti nationaliste, le BJP, est au pouvoir en Inde depuis déjà cinq ans. Entre temps, la mosquée d’Ayodhya a été détruite à l’explosif par une armée de yogis [1] – ô amies qui croyez que le yoga est pacifique, détournez le regard ! Deux mille musulmans sont morts assassinés en l’an 2000, dans la ville gérée par Narendra Modi. Nombre de musulmans de l’Assam, un état du Nord-Est de l’Inde, ont été transformés en apatrides récemment par dénaturalisation : c’est un début. Le Taj Mahal, œuvre musulmane, a été retiré des guides indiens, ce pourquoi, en voyage officiel, le président français a imposé au protocole indien de s’y rendre en visite, geste politique qui ne fut pas compris. Christophe Jaffrelot explique mieux que moi les méthodes absolument fascistes de Narendra Modi, Premier Ministre de l’Union Indienne : notamment en battant comme plâtre les filles hindoues qui osent épouser un musulman. L’Inde que j’ai tant aimée est trahie. Ça ne pourra pas durer.
Voilà pourquoi, en 2019, j’ai publié un livre tout à fait choquant pour un hindou pratiquant : j’ai raconté les mémoires du dieu Shiva à la première personne. Bon, et alors ?
Le dieu Shiva est officiellement bisexué, tantôt homme, tantôt femme. Il a même fait un enfant au dieu Vishnou. Je me suis régalée à narrer ses innombrables affaires de sexe, bref, un livre impubliable dans l’Inde d’aujourd’hui. Cela s’appelle Mémoires du dieu phallus.
Sur l’image, Shiva, c’est le type qui brandit un trident, fait joujou avec le serpent cobra qui lui sert de collier, a les cheveux décoiffés comme ce n’est pas permis, et sourit, comme Mona Lisa, d’un sourire ambigu. Sur les posters comme celui-ci, il est toujours affreux, mon pauvre Shiva. On lui fait des joues rebondies alors que c’est un ascète, un teint blafard ou au contraire trop rouges, bref, il a l’air idiot. La petite dame qui se glisse dans son chignon est la déesse Ganga, déesse des eaux douces (le Gange en français) : sommée par les dieux de se déverser sur la Terre assoiffée, la petite Ganga décide de sauter d’un coup et d’inonder la Terre en version tsunami. En cas de coup dur, les dieux font toujours appel au dieu Shiva, puissant et bon garçon. Et il se poste sous le ciel juste à l’endroit où cette garce de Ganga vient de sauter. Elle s’emprisonne dans son chignon, et pour certains, elle y est encore. On voit sa tête de gamine souffler de l’eau dans les boucles de Shiva.
Cette couverture de style poster ressemble aux centaines de ces « comics » qu’on trouve dans les aéroports et les gares et qui racontent 1) la mythologie 2) l’histoire des Héros de l’Inde et 3) celle des héros musulmans. Je ne serais pas étonnée que la troisième catégorie ait disparu des étals. Dans une Inde où les professeurs rationalistes sont désormais persécutés quand ils ne disparaissent pas d’un seul coup, tout est possible, l’assassinat politique en particulier. C’est cependant dans ces « comics » que j’ai commencé mon apprentissage des dieux hindous, à côté duquel la Critique de la Raison Pure n’est que pipi de chat.
Le dessin au feutre représente notre cher ami feu le maharaja de Bénarès, roi ascète, personnage infiniment sympathique, qui n’est jamais sorti de l’Inde, s’enorgueillit encore d’avoir reçu la jeune reine Elisabeth II (en louant quelques éléphants supplémentaires), assez proche de nous pour nous avoir ouvert la porte de sa chambre nue – lit de camp et peintures de sa fille au mur. Il y avait un balcon devant sa chambre et le soleil tombait. Je crois lui avoir demandé de ne plus bouger et j’ai fait ce dessin, couleurs garanties soleil couchant à Bénarès.
En bande familiale et amicale, nous avons croisé sur l’autre rive du fleuve un tout jeune ascète nu au corps couvert de cendres. Premier rendez-vous manqué, il bandait et ne voulait pas se montrer. Mais ensuite il nous a raconté toutes sortes d’histoires divines ou pas, assez longtemps pour que je puisse faire le relevé de son habillage intégral quoique nu.
Je garde de l’amour de l’Inde son merveilleux désordre, son génie de la couleur, sa générosité, ses rires et sa curiosité systématique. « Wherre do you come frrom ? » retentit encore à mes oreilles ; c’est la phrase que tout un chacun, musulman, hindou, sikh ou chrétien vous dit à tout bout de champ, et c’est délicieux. J’attends la guérison de l’Inde.
[1]. En novembre 2019, la Cour suprême de l’Union indienne a autorisé la construction d’un temple à l’emplacement de la mosquée.