Miguel Abensour (1939-2017) est un des penseurs les plus originaux et plus inventifs de la philosophie politique critique en France. Proche de la culture libertaire, mais intéressé par Marx, il est l'inventeur du « nouvel esprit utopique », inspiré par William Morris. Professeur à l'Université de Paris VII-Denis-Diderot, président du Collège de Philosophie, fondateur de la collection « Critique de la Politique » aux Editions Payot - qui introduisirent l'École de Francfort en France -- éditeur de revues comme Textures, Libre, Tumultes, il est l'auteur d'une œuvre qui revisite, de façon profondément novatrice, les écrits d'Étienne de la Boétie, Saint-Just, Auguste Blanqui, Karl Marx, William Morris, Walter Benjamin, Hannah Arendt , Emmanuel Levinas -- parmi d'autres. Traité de « révoltiste » par Marcel Gauchet, ancien gauchiste converti au libéralisme, il assume cet adjectif comme un titre d'honneur.
Miguel Abensour fut pour moi un ami, une source d'inspiration et l'éditeur de certains de mes ouvrages dans sa belle collection. J'ai une très grande admiration pour son œuvre, son engagement pour la critique sociale et l'utopie, sa sensibilité libertaire. Nous partagions l'empathie pour le romantisme anticapitaliste, et la fascination pour Walter Benjamin. J'étais plus réservé au sujet de son intérêt pour Machiavel et pour Leo Strauss.
Le document ci-dessous est peu ordinaire : une sorte d'esquisse utopique, ludique et irréverencieuse. Ce n'est pas un texte philosophique, ou de théorie politique, mais un jeu, une expérimentation ironique, qui ne se prend pas trop au sérieux, mais qui n'en apporte pas moins des graines d'utopie révolutionnaire. Il est composé de deux pages, dont nous reproduisons la première. C'est un jeu, mais il n'en est pas moins radical : le premier alinéa est l'abolition de l'argent ! S'ensuivent la suppression des flics, des banques et des guerres : « que la vie change ». D'autres entrées sont plus ludiques : « plus de feu rouge », « on peut prendre tout ce qu'on veut dans les magasins ». Il est difficile de savoir le but de cet exercice amusant, mais il est peu probable qu'il ait été destiné à publication. Plutôt une expérience à usage privé.
Dans son essai sur L'Utopie de Thomas More, Abensour insiste sur le « caractère ludique » de cette œuvre, ignoré par la plupart des commentateurs. Il aurait pu dire la même chose de Charles Fourier et de beaucoup d'autres grands penseurs de l'utopie. Il suggère en fait que cet aspect est une des dimensions essentielles de l'esprit utopique, qui ne se laisse pas enfermer dans les systèmes clos. On peut considérer ce petit exercice ludique très personnel comme une illustration de cette idée.
Michael Löwy