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Une bolchevik sans parti

Une bolchevik sans parti

Au beau milieu d’une lettre rédigée le 24 juin 1953, Hélène Legotien opère un changement de registre coutumier dans l’abondante correspondance qu’elle a adressée à Louis Althusser à partir de 1947. Alors qu’un coup de téléphone de son compagnon est venu mettre un terme à la rédaction de trois pages et demie de confessions intimes et psychanalytiques, elle reprend la plume, « après le déjeuner » et avec une écriture plus serrée, pour entretenir Althusser de sa dernière lecture politique (« les textes de Marx sur l’Amérique ») et des différents « devoirs » qui incombent selon elle « à chaque communiste » de son temps.

Moins d’une semaine après l’exécution des époux Rosenberg pour espionnage au profit de l’URSS, Legotien estime qu’il appartient à Althusser et à ses « copains » de cellule de lire et de faire lire les Lettres de la maison de la mort1 que le couple new-yorkais a rédigées pendant ses trois années d’emprisonnement. Pour faire l’éloge du style du mari Rosenberg, Legotien n’hésite pas à le comparer à celui de Joseph Staline, lui aussi décédé quelques semaines auparavant. Elle assure Althusser que la lecture conjointe d’extraits choisis des Rosenberg et des « réflexions de Marx sur le sens profond de l’esclavagisme » aidera assurément certains communistes de l’École normale supérieure à en finir avec leur « antisémitisme latent », à se familiariser avec l’histoire du « fascisme » aux États-Unis et dans le reste du monde et, surtout, à devenir de meilleurs alliés pour les « peuples coloniaux » d’Asie et d’Afrique qui depuis 1945 combattent pour accéder à l’indépendance politique.

Lire Marx et les martyres du mouvement communiste international pour mieux intervenir dans la lutte des classes en France et mieux cerner les enjeux du combat anti-impérialiste, célébrer le génie du camarade Staline et tenter de corriger, amicalement mais fermement, les biais des « copains » moins expérimentés politiquement qu’elle : Legotien apparait dans cette lettre du printemps 1953 comme une camarade prévenante et exemplaire, à un détail près… cela fait au moins une décennie qu’elle-même n’est plus membre du Parti communiste français !

En 1952, la Commission centrale de contrôle politique du PCF a même rendu un avis qui interdit à Legotien tout espoir de réintégrer la structure dans laquelle elle a milité avec « détermination » et « opiniâtreté2 » pendant la décennie 1930. Il faut néanmoins attendre 1955 pour qu’elle commence à se détacher de cette identité de militante communiste, en déclarant par exemple à son analyste Laurent Stévenin qu’elle se considère désormais comme une « bolchevik sans parti3 ».

Dans les années 1960 et 1970, les nouvelles activités professionnelles de Legotien lui permettent cependant de continuer à mobiliser la connaissance de Marx qu’elle a acquise lors de sa formation au PCF. Alors qu’elle exerce désormais à temps plein le métier de sociologue, Legotien apparaît presque consolée de ses déconvenues partisanes quand elle écrit à son compagnon en 1963 : « Encore ce fardeau à porter, c’est bien vrai cette fois : je ne ferai pas la révolution […]. De toutes manières une chose certaine : la voie est libre pour la recherche théorique – c’est maintenant la tâche la plus importante, celle qui déterminera l’avenir du reste4 ».

Pour juger de la réussite de Legotien dans cette voie, on se contentera de rappeler qu’un de ses collègues, encarté au PCF, eut à cœur de la présenter, dans un hommage publié deux ans après son meurtre, comme une des « précurseurs qui ont introduit [la théorie marxiste] en sociologie » rurale française.

  1. Julius Rosenberg et Ethel Rosenberg, Lettres de la maison de la mort, Paris, Gallimard, 1953.
  2. Hélène Legotien, lettre à Louis Althusser, 21 mai 1964. Archives Louis Althusser/Imec.
  3. Hélène Legotien, lettre à Louis Althusser, novembre 1955. Archives Louis Althusser/Imec.
  4. Hélène Legotien, lettre à Louis Althusser, été 1963. Archives Louis Althusser/Imec.