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Sur quelques photos de Ribatz

Sur quelques photos de Ribatz

Lorsqu'en 2002 Philippe Cohen demande s'il est possible de faire une transmission de Ribatz Ribatz !, les seules traces identifiées sont un lot de quelques photos.

Est-ce possible de retrouver toute la pièce, de faire une reprise de Ribatz Ribatz  à partir de ces maigres traces ? Cela semble une gageure ! Pourtant je ne doute pas un instant et nous y croyons. La réponse qu'Anne et moi formulons est d'organiser une rencontre filmée entre tous les interprètes.

– Voyons ce qu'on retrouve et nous déciderons après.

Quatre parties sur les cinq qui composaient la pièce ont été « retrouvées ». Et furent dansées à Montpellier par le Jeune Ballet du CNSMD de Lyon. Entre temps plusieurs rouleaux de photos et une courte vidéo (3 mn) ont été retrouvés.

Cette première aventure, à la fois humaine et artistique, est magnifiquement racontée dans le film de Marie-Hélène Rebois, Ribatz, ou le grain du temps.

Au terme de ce travail nous ne sommes pas satisfaits. Marc Leclercq et moi, responsables de cette reprise, sommes convaincus qu'il est possible de faire mieux et surtout de faire autrement. Un deuxième projet est monté qui dure deux années ; une nouvelle transmission est dansée en décembre 2004 par la nouvelle génération de cette même structure le jeune ballet du CNSMD de Lyon. Les cinq parties sont montrées.

Ces quelques photos font resurgir tout ce faisceau d'aventures, générées elles-mêmes, par ces images.

Devant ces photos de Ribatz, celles-là mêmes qui furent présentées au tout début du projet, que veux-je dire aujourd'hui ? Raconter une histoire ?

– Non.

Mais, plus secrètement, quelques changements, quelques chamboulements du regard et de l'attention portée sur le mouvement, la réminiscence, la mémoire corporelle et ses surprises.

La suite est un peu décousue. Qu'est-ce qui est important ? Qu'est-ce qui est à dire ?

Dire la première aventure, bâtie sur le retour et la rencontre, éblouie par l'illusion de la conservation du mouvement dansé. Et dire la deuxième, née du doute et de l'inquiétude, odyssée du regard, de l'abandon, de l'écoute et de la patience.

La première aventure, la rage de sortir de moi, d'extraire ce mouvement. Ce vécu est là dans mon ventre mes muscles mes tendons. Ça vibre encore des accents d'autrefois. Ce vécu-là, au fond, n'a pas une ride, il va sortir. Dites un mot et toute cette belle... réminiscence gestuelle, sagesse corporelle, plus forte que nos volontés, s'écoulera, nous inondera de sa mystérieuse connaissance. D'ailleurs c'est arrivé, c'est là ! Une danseuse nous le démontre. Elle déroule ses souvenirs en un bel enchaînement très sûr.

Le mouvement dansé aurait été plus fort qu'Elle ...

Mais non !

Nous fûmes induits en erreur par notre conviction même.

Je doutais si peu (nous doutions si peu) que la critique, l'examen critique me semblait superflu.

Au fond, Elle, avec son enchaînement tout plein, tout cuit, répondait à mon attente d'une restitution intégrale. Il suffisait de trouver la porte, de l'ouvrir sur la pièce entière, intégrale ; j'attendais, j'espérais une restitution intégrale conforme, une version intégrale expurgée.

Éclaircissements : nous avions commencé la recherche depuis quelques jours. Nous nous efforcions, dans l'état d'esprit que je viens de dire, de « bouger sur la musique », persuadés que « ça allait sortir ». Une danseuse, ancienne interprète, est arrivée un matin et là, comme ça, au débotté, elle s'est mise à danser. Sans hésitation, elle a déballé tout un enchaînement comme si elle avait mémorisé toute cette séquence en un bloc. Une raison, fut troussée. Elle n'a pas participé à la création, elle n'a pas vécu les tâtonnements. Elle a appris tout d'un coup. Elle restitue de même.

Et voilà ! Et voilà ! Certitude. Elle fait tout ce que nous aurions voulu faire, tout ce que j'aurais voulu faire « si j'avais quatre dromadaires... »

La suite c'est d'abord un regret et un doute.

Il nous manque la « danse des garçons » ; il nous manque un morceau de musique.

Ce que nous avons transmis nous laisse inquiets : quand nous regardons les jeunes interprètes ce n'est pas la pièce que nous avons dansée. Incapables de préciser, cela nous le sentons. Et ce n'était pas seulement le « parfum de tristesse », il manquait trop, c'était trop loin.

Les premiers frémissements sont des observations : l'ordre des photos sur les rouleaux de pellicules ne correspond pas à l'ordre du déroulement des mouvements photographiés. Déplacements du photographe, changements de lumière, lignes sur le sol, détails de l'arrière-plan, nous montrent que sont saisies plusieurs répétitions partielles et nous obligent à regarder mieux, différemment. Ce que nous voyions devait être interprété, discuté. Et probablement nous devions interroger et discuter de la même manière critique toutes les réminiscences gestuelles et corporelles dont nous disposions.

Des observations affleuraient, des idées se faisaient jour : la méthode. Il fallait oser une ou des autres méthodes, changer complètement notre façon d'aborder l'œuvre et les traces.

La deuxième aventure est bouleversante, c'est un changement de méthode, de point de vue, de posture, radical, changement radical. Elle met en place un processus critique. Les réminiscences dansées sont examinées comme les traces matérielles, les photos ou la courte vidéo.

Je l'ai dit, nous avons vécu une odyssée du regard. Il nous a fallu abandonner le désir de produire du geste, de sortir la danse de nous, de nos corps. Que s'est-il passé ? Rémi Nicolas nous mit sur la voie.

– Je ne sais rien dire de ce que vous faisiez. Ce quatrième morceau, c'était comme une fête sur la place du village.

Par cette simple observation Rémi change le point de vue. Pour répondre à la question « que se passe-t-il ? » il fallait nous poser, regarder, écouter.

Nous nous sommes assis par terre contre le mur du studio. Nous avons laissé le temps et la musique reprendre la maîtrise du devenir. Silencieux, attentifs, que se passe-t-il ? Peu à peu chacun voyait surgir des scènes, des sensations, des atmosphères, le disait aux autres. Nous lancions la musique, laissions émerger nos visions intérieures, les échangions, les racontions... des mots, des mots seulement. De temps à autre l'une de nous se levait, montrait une place, décrivait une scène, une rencontre ; le récit était repris par d'autres. Les mouvements revenaient, aussitôt replacés dans la scène. Les photos ont été reprises. Nous n'attendions plus qu'elles nous mettent en mouvement. Nous les observions minutieusement : l'ordre, la contiguïté, l'examen du fond, du sol, des lignes des lais des tapis. Ces mille détails ont permis de reconstituer peu à peu quelque chose comme une trame. Les cinq mouvements se différentiaient mieux, chacun son rythme, sa couleur, son ambiance. Des groupes, des lignes, des relations, des gestes se révélaient, dévoilant une pièce nouvelle. En nous-mêmes une confiance nouvelle émergeait, comme une adhésion partagée à ce que nos recherches mettaient à jour.

Et, regardant nos jeunes interprètes danser, en 2004 cette fois, nous retrouvions un sentiment d'adhésion et de partage profond, hors du temps.

Nous pouvions rire de nos naïves illusions, « le corps ne ment pas », « les témoignages gestuels sont fiables... » Le témoignage gestuel, comme n'importe quel témoignage peut et doit être interrogé, confronté, analysé, décortiqué. La mémoire corporelle déforme, modifie, déplace, coupe, recoupe et reforme, invente, rapproche le disparate ou, à l'inverse, sépare le proche, fait des accumulations, intervertit et restitue avec aplomb, assurance et conviction.

Il y eut des moments mystérieux, des surprises, des retournements durant ces quatre années de recherche. Il en est un que je voudrais évoquer parce qu'il fut magique !

Trois femmes cinquantenaires habitées soudainement, ensemble, soudées dans l'espace en un même corps dansant. Soudain l'âge ne compte plus. Seule l'intensité de cette relation triple et mouvante chante dans le studio de Micadanses.

C'est un moment de flottement, trois femmes, séparées, dans le même espace mais chacune dans ses pensées. Anciennes interprètes n'ayant pu partager les premières retrouvailles, elles ont été invitées, après. Elles n'y croient pas, n'ont aucun souvenir, disent-elles. C'est trop loin. C'est recouvert. Elles déambulent. Silence. Un passage à vide, il ne se passe rien. Anne, au bord du studio observe ; elle observe et ne dit rien. Toujours silencieuse, elle enclenche la « sono ». La musique s'élance se déploie enveloppe et rassemble les cœurs. Chacune s'anime, esquisse un pas, un geste. Une jambe se soulève, un bras se plie et se déplie, les nuques s'assouplissent se courbent. De ce désordre naît une unité. Bénédicte, Caroline, Isabelle se rejoignent et dansent ensemble comme si elles n'avaient jamais fait que cela, unies dans la qualité d'une relation sensible et fine, merveilleuse, magique.

Rien de nouveau. Ça ne découvre rien de nouveau. Toute la séquence qu'elles dansent, nous l'avions déjà retrouvée. Mais de regarder danser ces trois femmes est bouleversant, par leur âge peut-être. Ce vécu se confond avec l'autrefois, vécu trente-cinq ans plus tôt, celui-là même dont la présence au creux de mon corps me fait dire « je l'ai dansé ». Une histoire de présent, de présence. Elles n'avaient jamais dansé ensemble dans la même distribution.

Jean Rochereau